• Stan Neumann, entretien avec Olivier De Bruyn : "Le monde ouvrier m’a toujours passionné" (marianne.net-28/04/20-11h03)

    Stan Neumann, entretien avec Olivier De Bruyn : "Le monde ouvrier m’a toujours passionné" (marianne.net-28/04/20-11h03)Une fillette qui travaille dans une usine de Caroline du Sud en 1908. - Photo Lewis Hine

     
    Du début du 18ème siècle à nos jours, le documentariste Stan Neumann examine les évolutions du monde ouvrier et la lutte des prolétaires contre l’injustice. Cette série passionnante, en quatre épisodes d’une heure, s’impose comme une somme indispensable. Entretien avec le réalisateur.

    Les premières révoltes des ouvriers anglais au 18ème siècle, la Commune, le travail à la chaine, le Front Populaire, l’autogestion espagnole en 1936, le combat des mineurs contre Margaret Thatcher dans les années 80, on en passe. Comment évoquer l’histoire du monde ouvrier durant les trois derniers siècles en… quatre heures ? C’est un projet hors normes auquel s’attaque le documentariste Stan Neumann dans Le temps des ouvriers, une série documentaire passionnante diffusée sur Arte le mardi 28 avril.

    Pour mener à bien son entreprise, le documentariste a choisi de diviser son film foisonnant en quatre chapitres. Il examine d’abord dans Le temps de l’usine (1700-1820), l’essor de la nouvelle économie industrielle en Grande-Bretagne. Dans Le temps des barricades (1820-1890), il autopsie entre autres l’essor des mouvements révolutionnaires en France. Dans Le temps à la chaine (1880-1935), il radiographie les bouleversements dans la production. Enfin, dans Le temps de la destruction (de 1936 à nos jours), il interroge les conséquences de la seconde guerre mondiale sur le monde ouvrier, puis la désindustrialisation destructrice des dernières décennies. Avec son utilisation constamment inventive des images d’archives, le documentaire ne se contente pas, loin de là, de relater les événements de plusieurs siècles, mais s’efforce de mettre en parallèle certaines caractéristiques du passé avec celles de notre temps en donnant à la fois la parole à des travailleurs d’aujourd’hui et à des historiens et philosophes. Entretien avec Stan Neumann sur cette série unique.

    Marianne : Comment est né ce projet titanesque ?

    Stan Neumann : Le monde ouvrier m’a toujours passionné pour des raisons à la fois personnelles, historiques et idéologiques. L’idée initiale est venue des producteurs des Films d’ici, avec lesquels je collabore sur la plupart de mes films. Quand l’idée a émergé de concevoir cette série pour Arte, j’ai immédiatement répondu favorablement. J’étais agréablement surpris que le service public ose encore se lancer dans ce genre d’aventures…

    Sur le papier ce projet a tout du défi impossible. Combien de temps avez-vous travaillé sur la série et quel était votre angle d’attaque ?

    Les premières ébauches remontent à fin 2016 et j’ai plongé dans la conception de la série au milieu de l’année 2017. J’ai toujours le même type d’approche par rapport au matériau historique : je n’aime ni les projets généralisateurs, ni les grandes synthèses. J’ai choisi de fragmenter mon récit en bouts d’histoires et de lieux, en me disant que la juxtaposition de ces fragments produirait une énergie différente de celle qui prévaut dans les récits linéaires traditionnels.

    Vous respectez la chronologie, mais vous mettez également en parallèle, sans raccourcis, les événements du passé avec notre époque, notamment avec les témoignages d’ouvriers d’aujourd’hui.

    J’avais ce désir dès le début du projet, mais j’ignorais ce que le résultat pourrait donner. Et pour cause : je ne savais pas ce que ces témoins contemporains allaient me raconter ! A cet égard, dans ce désir de me laisser surprendre, il y a un aspect quasi expérimental dans mon travail. Néanmoins, la clarté est une obsession pour moi : les choses n’ont un sens que si elles peuvent être vues et comprises par le plus grand nombre.

    D’un point de vue historique, ma conviction est que l’on ne peut pas aplatir les époques les unes sur les autres : ce serait un non-sens. En même temps, j’ai été frappé en écoutant les témoignages des ouvriers d’aujourd’hui par la constance dans les mécanismes d’exploitation du 18ème à nos jours. Si j’avais anticipé cela en l’écrivant dans un scénario de fiction, je l’aurais probablement retiré, par souci de réalisme. Or, c’est la vérité…

    Par exemple, dès le premier épisode, on s’aperçoit qu’une des préoccupations des patrons anglais du 18ème est de « voler » le temps des ouvriers en les contraignant à travailler le plus possible, en trafiquant les horloges des ateliers, en leur interdisant de porter des montres…

    Et il en est souvent de même aujourd’hui, même si les outils de contrôle sont plus sophistiqués. Comment vole-t-on le temps des ouvriers ? Cette question cruciale, les grandes entreprises ne veulent surtout pas en parler. Il faut d’ailleurs souligner qu’aucune d’entre-elles n’a accepté que je filme en leur sein. Ni Renault, ni Amazon… Nous n’avons essuyé que des refus. Au nom, probablement, du contrôle de l’image et de la parole.

    Aujourd’hui, dans la nouvelle économie, chacun pressent que l’exploitation est plus intense que jamais et, du coup, la moindre image qui en témoignerait est intrinsèquement considérée comme subversive. Néanmoins, même si je n’ai pas pu tourner à l’intérieur des usines, certains de mes témoins, eux, ont enregistré des images avec leurs téléphones portables.

    Cela fait des décennies que l’on évoque la disparition de la classe ouvrière. Mais le néolibéralisme en a fabriqué une autre avec ces employés précaires qui subissent par exemple l’ubérisation.

    Existe-t-elle encore aujourd’hui, la classe ouvrière ? Si le film ne répond pas à la question de façon dogmatique, il montre que l’exploitation, elle, existe assurément toujours. Chez Amazon, j’aurais ainsi aimé filmer l’interaction, si j’ose dire, entre l’humain et la robotisation extrême.

    Quelle a été votre ligne pour choisir les images d’archives ?

    J’ai utilisé plusieurs outils. Le premier est mon regard de cinéaste : il faut que l’image me raconte quelque chose et je me méfie de toute démarche uniquement utilitaire et illustrative dans leur utilisation. Ensuite, j’aime les images qui paraissent improbables. Par exemple, sur le taylorisme, il me semblait plus intéressant d’utiliser celles d’un film soviétique méconnu des années 30 que celles des Temps modernes, de Chaplin. Il est important que les gens découvrent d’autres images que celles qu’ils connaissent par cœur. Enfin, j’ai énormément travaillé avec des images fixes et photographiques. Elles sont souvent plus fortes dans leur précision et leur simplicité que celles des films, y compris pour les événements les plus contemporains où les images d’archives du travail et des ouvriers sont souvent orientées idéologiquement.

    Qu’avez-vous appris en réalisant cette série ?

    Beaucoup de choses d’un point de vue historique. Par exemple, je ne connaissais que superficiellement l’histoire du luddisme (les premiers mouvements ouvriers violents dans l’Angleterre des années 1810, NDLR). Ensuite, deux phénomènes m’ont particulièrement marqué. D’abord, l’importance de la question du temps que nous avons déjà évoqué. Ensuite, je me suis aperçu à quel point, au fil des siècles, les revendications ouvrières n’étaient pas seulement sociales, mais révélaient aussi un profond désir de reconnaissance. Quel électeur d’aujourd’hui se souvient que la première revendication des ouvriers anglais à la fin du 18ème siècle a été le suffrage universel ? Et, comme le rappelle Jacques Rancière dans le film, quand, en 1830, les ouvriers se joignent à la bourgeoisie pour renverser la monarchie, ils réclament la liberté de la presse, alors que la plupart d’entre eux sont analphabètes. En 1989, encore, en Tchécoslovaquie, alors que les ouvriers jouent un rôle majeur dans la chute du régime, ils sont traités comme des « enfants irresponsables », par les dirigeants et patrons d’usine. Ce désir de reconnaissance et ce refus de l’infantilisation étaient essentiels hier et ils le sont toujours aujourd’hui.

    Propos recueillis par Olivier De Bruyn

    Le temps des ouvriers, série de Stan Neumann. Diffusion sur Arte le 28 avril à 20 h 50. Disponible sur arte.tv du 21 avril au 26 juin.

    source: https://www.marianne.net/

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