• Billet Rouge-Soin de la vérité et vérité du soin : les distinguer sans les opposer-par Georges GASTAUD (30/03/20)

    par  [1]

    Je ne connais pas le  et les échos syndicaux que j’ai eus de certains de ses comportements managériaux ne lui sont pas tous favorables, humainement parlant. Par ailleurs il est classé à droite, ce qui est son droit indiscutable. Pardon à lui s’il ne s’agit là que de rumeurs : si je commence le présent texte par ce préambule très peu médical, c’est pour indiquer que ce qui suit n’est en rien dicté par on ne sait quel préjugé politiquement ou idéologiquement favorable à M. Raoult (je suis syndicaliste, communiste, lensois… et les résultats de l’O.M. me sont indifférents !) : le propos qu’on va lire ci-dessous procède donc uniquement d’une réflexion épistémologique et méthodologique à laquelle, professionnellement, je ne suis pas moins préparé qu’un autre*.

    Car en l’occurrence, il ne s’agit pas de savoir si telle sommité médicale est facile à vivre ou si elle est du même bord que soi. Sans totalement approuver le mot célèbre attribué à Deng Xiaoping**, le matérialiste et le rationaliste que j’essaie d’être a tendance à dire comme lui : « qu’importe qu’un chat soit noir ou blanc pourvu qu’il attrape des souris ! ». Bref, le critère de la vérité ne consiste pas, pour un marxiste, à savoir si tel énoncé est proféré par un autre marxiste ou s’il émane d’un individu affable et propre sur lui : il s’agit seulement d’établir si cet énoncé est cohérent conceptuellement et si l’expérience, – la « pratique », eût dit Friedrich Engels -, confirme ou pas sa conformité aux données matérielles.

    En réalité, la question qui se pose à propos du traitement essayé à Marseille (détection systématique du virus, association de deux molécules dès l’apparition des symptômes, l’une d’, – un antipaludéen dont le Pr Raoult est un spécialiste mondial -, l’autre d’un antibactérien ciblant les complications pulmonaires), est de savoir si, en attendant les conclusions d’une expérimentation de haut vol menée durant des semaines à l’échelle européenne avec administration de placebo de contrôle, tests en double aveugle, etc., l’équipe des infectiologues marseillais*** a raison de mettre largement en œuvre sa thérapeutique et si, au vu des résultats empiriquement constatés et médicalement encourageants testés sur 700 cas, elle fait bien d’en recommander la généralisation, ou du moins l’expérimentation à large échelle ; tout au moins en attendant mieux et plus efficace. De même les infectiologues provençaux pressent-ils le gouvernement, comme le fait désormais aussi l’Association médicale des urgentistes français, de produire en masse des tests de dépistage (comme en Allemagne) et de tirer enfin profit de l’expérience accumulée en Chine (sans chercher d’abord à savoir si le « chat » chinois est rouge ou jaune !) et ailleurs, par ex. à Cuba ou en Corée du sud pour combattre le virus ICI et MAINTENANT. Et pour tenter de sauver des vies en essayant quelque chose, sachant qu’il n’y a pas d’effets secondaires graves et récurrents, plutôt qu’en attendant Godot…  

    Face à cette incroyable prétention se dresse alors toute une cohorte d’épistémologues autoproclamés et de méthodologistes médiatico-patentés qui nous expliquent doctement que, tant que le traitement « marseillais » n’a pas été contrôlé durant des semaines et de manière SCI-EN-TI-FI-QUE dans toute l’Europe (c’est l’expérience « Discovery »), on n’a pas le droit de l’utiliser largement, sauf dans des cas « compassionnels » : en clair quand le malade est aux portes de la mort… et que ses poumons sont déjà détruits irréversiblement. En tirera-t-on profit pour dire ensuite qu’en effet, ce traitement massivement dispensé aux personnes les plus atteintes ne vaut rien puisque, en effet, il ne ranime pas subitement les agonisants, ni ne ressuscite personne ?

    En réalité, il y a là une grave confusion entre, d’une part, la démarche scientifique qui, certes, ne peut céder à l’empirisme et qui se doit d’être démonstrative, conceptuellement, statistiquement et expérimentalement (ce dont nul ne disconvient !), et d’autre part, la médecine d’urgence dont l’objet n’est pas, ou pas seulement et pas principalement, de produire de la vérité pure (même si elle peut y contribuer par surcroît, les infectiologues traitants n’étant pas dénués de bagage scientifique et méthodologique !), mais de tout faire pour le salut des malades en danger de mort et pour la défense ici et maintenant de la santé publique. Ce n’est pas attenter à la rigueur scientifique que de rappeler que la « certitude théorique » (si elle existe en la matière autrement que d’une manière idéale) nécessite les procédures les plus sévères, mais qu’elle est d’une toute autre nature épistémique que ce que Descartes et les philosophes classiques appelaient la « certitude pratique ». Les lycéens qui ont lu le Discours de la méthode, savent que Descartes, l’un des plus grands novateurs scientifiques de tous les temps, exigeait le doute le plus vétilleux en matière de certitude scientifique et philosophique (c’est le fameux « doute méthodique ») ; pour autant, il n’a jamais demandé aux gens d’arrêter de vivre et d’agir tant qu’ils n’auraient pas atteint complètement ladite certitude théorique. Par ex., Descartes a construit une « morale provisoire » qui devait lui servir à agir en société tant que sa philosophie, sa morale définitive et sa physique ne seraient pas entièrement démontrées et parachevées.

    1796 Jenner “vaccine” empiriquement contre la variole

    En clair, il est faussement raisonnable de se dire – du moins en période normale – qu’on ne peut aller acheter du pain qu’après avoir calculé la force et la direction précises des vents, qu’après avoir scanné les glaires du boulanger, analysé le papier d’emballage et la texture chimique des farines (et calculé, pour faire bon poids, l’âge du capitaine ?). Prenons un exemple médical : le médecin anglais Jenner avait observé au XVIIIème siècle que les éleveurs trayant fréquemment des vaches atteintes de la maladie (bénigne pour les bovins) de la « vaccine » n’attrapaient jamais la variole. Jenner ne savait pas comment, scientifiquement parlant, fonctionnait l’immunité humaine et Pasteur lui-même, qui progressera beaucoup dans la connaissance et dans la généralisation pratique et conceptuelle de la « vaccination », ne connaissait pas la biologie moléculaire. Il n’empêche que Jenner a bien fait de prémunir ses patients de la variole en les « vaccinant » et qu’ultérieurement, Pasteur a bien fait lui aussi, tout en prenant un luxe de précautions, de « vacciner » contre la rage le jeune Joseph Meister. Lequel, sans cela, serait mort à coup sûr de cette horrible maladie.

     
     
    Le 6 juillet 1885, le docteur Grancher vaccine Joseph Meister sous la surveillance de Louis Pasteur.

    Bien entendu, entre la pratique médicale quotidienne et la recherche scientifique de haut vol, il y a des interactions nombreuses, surtout à notre époque, et tant mieux : plus la pratique médicale est scientifiquement instruite, et plus efficace elle est ; mais même ainsi conçue, la médecine n’est pas une science, c’est une technique – une action méthodique sur la réalité dont l’objet est le soin – accompagnée de science et autant que possible, pilotée et conseillée scientifiquement [4]. Symétriquement, plus la recherche scientifique est instruite des « remontées du terrain », plus elle peut entrevoir des problématiques qu’elle n’aurait pas décelées autrement. MAIS IL NE S’AGIT PAS MOINS DE DOMAINES EN DROIT DIFFÉRENTS, comme l’a expliqué, face à un mur de Doctes attentistes et sans solution, le professeur marseillais Eric Chabrière ; il leur a rappelé, en substance, cette évidence que nous essayons de rendre ainsi : je suis médecin et devant la souffrance et le risque de mort, je dois diagnostiquer (donc détecter ceux qui ont des symptômes) et proposer ce qui, en l’état des connaissances scientifiques et de l’ART médical existant, donne le plus de chances au patient et à la santé publique. Je ne peux pas me contenter de dire aux gens qui crèvent d’anxiété, restez chez vous, contaminez peut-être vos êtres les plus chers, attendez les grandes fièvres et la brutale aggravation respiratoire et alors, téléphonez au 15 et courez à l’hôpital. Où d’ailleurs, ajouterai-je avec épouvante, on n’est même pas sûr de pouvoir vous intuber si nécessaire (vu la casse euro-austéritaire du système hospitalier !) et où peut-être, vous mourrez tout seul sans avoir revu vos proches !

    D’autant que, si j’ai bien compris ce qu’a dit le professeur Chabrière, la fameuse expérience Discovery ne testera pas la thérapeutique développée à Marseille puisqu’elle ne portera que sur UNE molécule, la chloroquine, SANS l’antibactérien associé recommandé par le Pr Raoult. Sans commentaire ! Mais j’espère avoir compris de travers…

    Qu’on me comprenne bien : je ne garantis en rien, étant incompétent en médecine, que la thérapeutique « marseillaise » marche, et encore moins qu’elle « marche à tous les coups » ; j’ai comme tout le monde envie d’y croire, mais je n’en « sais » rien au sens d’un savoir démonstratif e type mathématique. Je constate seulement que l’observation et la clinique, qui ne sont pas tout-à-fait rien en médecine, sont « encourageantes » aux dires de l’équipe marseillaise ; laquelle, rappelons-le, n’est pas composée d’histrions mais de spécialistes de haut vol. Je constate aussi que la chloroquine (le ) est bon marché, qu’elle est largement disponible en France, que ses effets secondaires ne sont pas les horreurs qu’on nous a décrites [NDLR lire ici l’interview d’une personne traitée depuis des années au plaquenil], du moment qu’ils sont médicalement surveillés, que la démarche des Marseillais n’est pas pifométrique mais « pensée » et tout-à-fait logique, et que d’ailleurs, elle a des précédents en Chine, où la recherche fait des pas de géant et qui est le seul pays, que l’on sache, à avoir jugulé l’épidémie : ce traitement semble massivement réduire, voire « guillotiner » la charge virale, ce qui minore bien évidemment les risques de contagion et d’aggravation, même si hélas, le traitement ne peut rien pour les malades dont les poumons ou d’autres organes ont déjà été détruits, moins par le virus que par une réaction auto-immune disproportionnée de l’organisme. Rien donc d’une panacée ou d’un « médicament-miracle » !

    Et je constate que, face à cette proposition, certains semblent dire : « expérimentons en gants blancs pendant des semaines, si pendant ce temps on a dix mille morts dans d’atroces souffrances, cela ne doit pas perturber la sérénité du protocole scientifique ». Le protocole scientifique n’a que faire en effet de la souffrance humaine ET IL NE FAUT PAS LE LUI REPROCHER : la science ne marche pas à l’émotion, donc aucun souci, que les scientifiques prennent le temps nécessaire et incompressible. Mais le soin, lui, s’inscrit dans une toute autre temporalité, et même dans une autre spatialité (« ici et maintenant ») que la recherche : comment des médecins de terrain, c’est-à-dire des praticiens, pourraient-ils ne pas entendre cette évidence, surtout s’ils n’ont rien d’autre à proposer de thérapeutiquement concluant  [lire l’appel du Pr Juvin par exemple ndlr]? Cette manière de réfléchir n’est pas seulement pédante et ridicule, elle ne fait pas seulement penser au Docteur Diafoirus que brocardait Molière (« pourvu qu’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de ce qui peut arriver », précepte anti-hippocratique, en réalité, et qui ne peut qu’indigner les soignants de première ligne), elle est inhumaine derrière un faux vernis de « méthodologie » et d’ « épistémologie » !

    Inutile de dire que cet épisode interroge et interrogera longtemps, pour parler avec modération, sur le fonctionnement étrange de notre système de santé, sur les arrière-plans, non pas scientifiques mais sociopolitiques des institutions sanitaires hexagonales et européennes. Décidément, la science, et plus encore la médecine, sont choses trop importantes pour qu’on les laisse éternellement aux mains des labos privés et des mandarins de l’arrière, dont certains semblent parfois préférer avoir raison en comptant les morts plutôt que les sauver en prenant le risque de dire : « je me suis planté, l’erreur est humaine ». Ce que le Dr Chabrière s’est dit prêt à faire à Marseille si de nouvelles données venaient contredire, nuancer ou compléter les observations émanant du terrain.


    [1] G. Gastaud, agrégé de philosophie, ancien professeur en Classes préparatoires aux Grandes Ecoles scientifiques, auteur notamment de Lumières communes, traité de philosophie générale dont le tome II est intitulé THÉORIE MATÉRIALISTE DE LA CONNAISSANCE et dont le tome III s’intitule SCIENCES ET DIALECTIQUES DE LA NATURE. La présente réflexion n’engage que son auteur qui remercie ce site de bien vouloir la publier à titre de contribution personnelle au débat. « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire », disaient Diderot et D’Alembert au Siècle des Lumières…

    [2]Je n’approuve pas totalement le mot de Deng parce qu’en politique, il n’est pas indifférent aux travailleurs, d’un point de vue social et « matériel », que le « chat », c’est-à-dire le pouvoir en place, soit rouge ou brun, par exemple…

    [3] tous plus titrés les uns que les autres, si l’on veut faire appel au principe d’autorité…

    [4] et encore, pas toujours. Pendant des millénaires on a soigné, souvent efficacement, sans connaître la chimie et la biologie ; comme on a parlé durant des millénaires sans connaître la linguistique, ou construit des édifices sans savoir démontrer les théorèmes de géométrie. La médecine peut et doit prendre appui sur la vérité scientifique, mais son critère à elle est le soin : tel traitement guérit-il, ou du moins, soulage-t-il le patient ? Mieux vaut guérir grâce à un médicament dont on connaît mal le mode d’action que mourir en sachant scientifiquement pourquoi on est incurable !

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