Si Didier Lallement s’est présenté face aux sénateurs qui ont dénoncé jeudi la « gestion critiquable » de la finale de la Ligue des champions comme le « seul responsable opérationnel de l’ordre et de la sécurité publique sur l’agglomération parisienne », c’est pourtant bien ces deux hommes qui étaient aux manettes dans la « bulle » de commandement du Stade de France ce fameux soir du 28 mai.
Le premier, 49 ans, Alexis Marsan, directeur adjoint la DOPC (direction de l’ordre public et de la circulation de Paris et de la petite couronne), a été à la manœuvre depuis 2018 dans la gestion de la plupart des manifestations dites sensibles, dont certaines sont restées dans les mémoires - à commencer par celle du 1er décembre 2018 lors de laquelle des gilets jaunes avaient saccagé l’Arc de triomphe.
Le deuxième, Paul-Antoine Tomi, 53 ans, commissaire lié au milieu corse qui officiait ce soir-là en tant que chef d’état-major adjoint à la DOPC, a comme lui dirigé la brigade motocycliste de la préfecture de police avant de gravir les échelons malgré un certain passif : la dernière fois que Paul-Antoine Tomi a fait parler de lui, en janvier 2021, c’est pour avoir matraqué à une dizaine de reprises un manifestant tombé au sol lors d’une manifestation contre la loi « sécurité globale », comme l’avait relaté un article de StreetPress.
Mediapart a recueilli les témoignages d’une dizaine de policiers qui les ont côtoyés, et enquêté sur les faits d’armes de ces deux hommes décrits comme « proches ». Le soir de la finale, c’est avec eux que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est entretenu, dans la salle de commandement déconcentrée qui domine la pelouse, avant de mettre en cause, face au désastre, les prétendus « dizaines de milliers » de supporters de Liverpool munis de faux billets - sachant que seuls 2 589 faux tickets ont été effectivement scannés aux entrées du stade.
Le préfet Didier Lallement, qui avait validé le dispositif aujourd’hui décrié (lire notre article), surveillait de très près depuis la salle de commandement de la « Cité », au sous-sol de la préfecture de police à Paris.
Mais pour comprendre comment on est arrivé à ce fiasco, il faut remonter au cœur du mois de juillet 2018, quand éclate l’affaire Benalla. Plusieurs hauts gradés de la PP sont emportés par le scandale, et s’opère alors un « petit coup d’État » à la DOPC, où la direction est entièrement renouvelée.
Muté des RG après avoir utilisé son arme dans une cité
Alexis Marsan, un ancien militaire (comme le préfet Lallement) qui a fait l’essentiel de sa carrière dans le maintien de l’ordre, est un des premiers bénéficiaires de ce grand ménage. Le nom de cet habitué du terrain et du contact apparaît pour la première fois dans la presse il y a vingt ans : en 2002, il est blessé d’un coup de couteau à l’abdomen lors d’une manifestation alors qu’il était jeune commissaire. Au milieu des années 2000, il fait par la suite un passage à la direction centrale des renseignements généraux (DCRG), avant d’être brutalement muté chez les CRS après un épisode trouble, relaté en octobre 2006 dans une dépêche AFP où son identité n’est pas citée.
L’incident aurait eu lieu le 12 octobre précisément, alors qu’Alexis Marsan était « en exercice de filature » avec son supérieur. « Témoins d’un vol à l’arraché », les deux hommes seraient intervenus avant d’être pris à partie par « une trentaine de jeunes ». Ils font alors usage de leur arme de service, des tirs qui leur valent quelques semaines plus tard d’être écartés des renseignements généraux.
Cela n’empêche pas l’inspecteur général Marsan de continuer à monter rapidement dans la hiérarchie, jusqu’à être nommé en 2020 directeur adjoint de la DOPC de la préfecture de police, où il occupe un rôle clé sous la direction de Jérôme Foucaud, un haut gradé sans expérience du maintien de l’ordre, propulsé là à la faveur du scandale Benalla – c’est lui qui a signé le « télégramme » qui a entériné le dispositif de maintien de l’ordre de la finale de la Ligue des champions.
Depuis 2018, c’est Alexis Marsan qui dirige d’une main de fer les opérations lors des manifestations les plus sensibles. À la préfecture de police, certains louent « son côté sympathique et sa bonne connaissance du terrain ». D’autres décrivent un homme « dans une logique d’hubris », habité par une « vision violente » du maintien de l’ordre, dont l’impulsivité, le « manque d’anticipation » et « le manque de sérénité » ont créé un climat délétère. « Quand il lance sur les ondes lors d’une manif un peu compliquée “Rentrez-leur dedans !”, vous imaginez ce qui se passe dans la tête du jeune gardien de la paix », expose l’un de ses anciens subalternes.
Alexis Marsan sur les ondes, lors d’un rassemblement de gilets jaunes"Défoncez-moi les gens qui sont à la place du rond-point."
Certains de ses « services », comme on les appelle à la PP, sont restés dans les annales. À commencer par la manifestation de gilets jaunes qui a abouti au saccage de l’Arc de triomphe le 1er décembre 2018. Le dispositif qu’il avait mis au point avait fait l’objet d’un « retex » (retour d’expérience) au vitriol rédigé par l’une des sections syndicales de la DOPC. Lui sont reprochés dans ce document, déjà, des choix stratégiques « inadaptés », « des fautes tactiques majeures » et une « hypercentralisation du commandement ». « Un seul décideur, si brillant soit-il, ne peut à lui seul gérer un dispositif aussi complexe », « l’organisation et les techniques de maintien de l’ordre sur l’agglomération parisienne doivent être repensées en urgence », concluait l’auteur de ce rapport, aujourd’hui à la retraite, qui, contacté par Mediapart, n’a pas souhaité ajouter de commentaire.
« Le préfet Lallement et Marsan se rejoignent sur des pratiques très musclées du maintien de l’ordre », déplore un commandant de police qui a régulièrement participé aux opérations les samedis de rassemblements des gilets jaunes. « On a toujours craint le pire, c’est-à-dire qu’il y ait un mort. Lorsque Lallement est arrivé en 2019 à Paris, il a trouvé son alter ego avec Marsan. Il faut “aller au contact des manifestants”, les “impacter” comme ils le disent, voire les “percuter”. Il suffit de voir le nombre de blessés parmi les gilets jaunes. C’est honteux », ajoute-t-il.
« Impactez-les fort », « mettez-les minables »
Si ce commandant accepte de témoigner aujourd’hui, en préservant son anonymat, « c’est que les événements du Stade de France ont été la goutte d’eau ». « On doit se préparer aux JO et avant il risque d’y avoir des manifestations à la rentrée. Qu’allons-nous faire ? Gazer, matraquer, mutiler ? », s’interroge-t-il, avant d’égrener les surnoms attribués à Alexis Marsan par ses détracteurs : « le boucher », « l’opportuniste », « le courtisan sans foi ni loi ».
Dans le cadre d’enquêtes sur les violences commises par les policiers lors des manifestations des gilets jaunes, certains magistrats se sont interrogés sur la nature des ordres donnés, sans que cela n’entraîne de poursuites. Pourtant, les retranscriptions de certains échanges radio entre la salle de commandement de la préfecture de police et le terrain mettent en lumière la violence des consignes.
Le nom d’Alexis Marsan revient dans plusieurs affaires, notamment celle concernant les blessures de Gabriel Pontonnier, 21 ans, dont la main a été mutilée par une grenade explosive GLI-F4, le 24 novembre 2018, au cours de l’acte 2 des gilets jaunes en bas des Champs-Élysées. Le même jour, un autre manifestant, Pierre, avait également été grièvement blessé par une GLI-F4 tirée par un CRS.
Interrogé par l’IGPN en septembre 2021, Alexis Marsan précise que l’ordre de recourir aux grenades explosives, transmis oralement par le préfet, n’a donné lieu à aucune note et qu’il l’a lui-même relayé sur les ondes radio. Le 10 février 2022, jugeant l’usage d’une grenade à l’égard de Gabriel Pontonnier disproportionné, le juge d’instruction a mis en examen l’auteur du tir, le major Jacky D., sans retenir la responsabilité des hauts fonctionnaires de la préfecture.
« Ce n’est pas simple de caractériser une infraction pénale imputable à la hiérarchie, le droit pénal étant d’interprétation stricte », nous explique un magistrat. « Le sujet est celui de la complicité, qui pourrait être retenue contre la hiérarchie en fonction de la nature de l’ordre, de sa précision et de sa distance par rapport aux faits. Cette question est légitime même si l’appréciation n’est pas évidente en pratique. La responsabilité de la hiérarchie peut également être recherchée au niveau disciplinaire. »
Outre le recours à ces grenades décriées, les investigations sur l’auteur de la mutilation de Gabriel Pontonnier rapportent également la violence des ordres donnés depuis la salle de commandement de la préfecture : « venir impacter très fort, très fort les manifestants », « les mettre minables ». « Défoncez-moi les gens qui sont à la place du rond-point », lance-t-on depuis la préfecture.
« Faire mal »
Deux semaines plus tard, lors de l’acte 4 du 8 décembre 2018, les ordres restent les mêmes. Une réunion de préparation se tient en préfecture en présence notamment du préfet de l’époque, Michel Delpuech, du numéro un de la DOPC, Alain Gibelin, et d’Alexis Marsan, chargé du cœur du dispositif. Alexis Marsan donne les ordres suivants : « Dès que vous voyez un mec ouvrir un coffre, qui va chercher son pain, c’est pas grave, allez le contrôler », « il faut les insécuriser, tout ce dont on sera débarrassé avant la manif ou même au cours, c’est des gens qu’on aura déstabilisés ».
Le numéro 2 de la DOPC veut « faire mal » et il le fait savoir. Il rappelle ainsi que des véhicules blindés à roues de la gendarmerie (VBRG) seront déployés en nombre et permettront de disperser les manifestants en les aspergeant de gaz lacrymogènes. « On tire de tout » avec ces engins, insiste-t-il. « Les VBRG […] peuvent servir à faire mal. »
Afin de rendre les troupes plus mobiles, la préfecture de police de Paris met alors en place les détachements d’action rapide (DAR), devenus depuis les Brigades (motocyclistes) de répression de l’action violente (BRAV). « Alors que les voltigeurs avaient été interdits après la mort de Malik Oussekine [en 1986 – ndlr], la préfecture de police décide de les exhumer. C’est une triste nouvelle lorsqu’on est attaché aux valeurs républicaines », déplore un capitaine chargé du maintien de l’ordre. « Lallement avait également expérimenté les BRAV à Bordeaux avant d’arriver à Paris. C’est cela le maintien de l’ordre selon le duo Lallement-Marsan ! »
Un ancien de la préfecture de police"On n’est pas là pour gazer des honnêtes citoyens, crever des yeux et arracher des mains, le maintien de l’ordre doit être républicain et au service de la démocratie... Eux, ils font n’importe quoi."
Le 8 décembre 2018, en salle de commandement, le préfet Delpuech, avec à ses côtés Alexis Marsan, encourage alors les CRS qui progressent sur les Champs-Élysées, ainsi que Le Monde l’avait révélé : « Oui, vous pouvez y aller franchement, allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter ceux qui sont à votre contact, à proximité… Ça fera réfléchir les suivants. » Des ordres qui interrogent sur leur légalité.