• BERNARD FRIOT : « LA COURSE À LA PRODUCTION DE VALEUR NOUS MÈNE DANS LE MUR. » ( Elucid.media - 04/05/22 )

    Le monde du travail d’aujourd’hui contiendrait le remède aux maux infligés par le capitalisme. L’économiste et sociologue Bernard Friot, auteur de Le travail, enjeu des retraites (La Dispute, 2019) et, avec Frédéric Lordon, de En travail - Conversation sur le communisme (La Dispute, 2021), explique pour Élucid comment faire advenir de grands changements économiques profitables aux salariés à partir de ce qui existe déjà.

    Laurent Ottavi (Élucid) : Quels sont les traits capitalistes les plus problématiques du monde du travail aujourd'hui ?

    Bernard Friot : La production est décidée par les détenteurs du capital. Qu’il s’agisse des choix d’investissement, de leur localisation, des embauches et licenciements, rien n’est décidé par les travailleurs. Comme la production doit mettre en valeur le capital, l’utilité de ce qui est produit est secondaire, et une course en avant dans la production de valeur pour la valeur nous conduit dans un mur tant écologique qu’anthropologique. Que les citoyens deviennent les seuls décideurs de la production, en fonction des besoins sociaux, et donc que disparaissent les actionnaires et les prêteurs, est d’une urgence absolue.

    « Faire de toute personne majeure la titulaire d’un droit politique au salaire et financer l’investissement sans aucun endettement est à l’ordre du jour de la sortie du capitalisme. » 

    Élucid : Existe-t-il des institutions non capitalistes aujourd'hui dans le monde du travail à garder, voire à améliorer ?

    Bernard Friot : Oui, bien sûr, car le capitalisme est un mode de production contradictoire où la lutte de classes génère un « mouvement réel de sortie de l’état des choses » : c’est la définition que donne Marx du Communisme. Pour m’en tenir au cas de la France, la lutte a commencé à libérer les travailleurs de deux des chantages par lesquels les tient la bourgeoisie : le marché du travail (ou pour les indépendants celui des biens et services) et la dette d’investissement.

    Si, quoi qu’ils aient fait, les travailleurs disposant d’un CDI respectant la convention collective ont conservé 84 % de leur salaire pendant le confinement, et mieux encore, si les fonctionnaires l’ont conservé en totalité, c’est que le syndicalisme de classe a été capable d’inventer le salaire à la qualification du poste, qui délie le droit au salaire de la mesure de l’activité : le niveau de qualification, qui détermine le salaire, renvoie à la contribution du poste à la production de valeur économique et non pas à l’activité concrète (puisque des postes aux activités très différentes ont le même niveau de qualification).

    Et mieux encore, le salaire à la qualification personnelle, qui lie le droit au salaire non plus au poste de travail, mais à la personne elle-même, a été conquis dans la fonction publique et dans les entreprises comme la SNCF, EDF ou la RATP.

    Quant à la libération de la dette d’investissement, nous avons su, dans les années 1960, créer un remarquable appareil hospitalier avec des investissements en partie subventionnés par l’assurance-maladie : les soignants ont travaillé pour soigner, et non pas, comme aujourd’hui, pour rembourser la dette hospitalière, et ça change tout ! La dette - née du gel du taux de cotisation depuis 40 ans - a donné le pouvoir aux gestionnaires, les soignants ont perdu la maîtrise de leur travail, qui a changé de sens, car les protocoles se sont substitués à la clinique, et nous avons dégringolé dans le classement mondial des systèmes de santé.

    Faire de toute personne majeure la titulaire d’un droit politique au salaire et financer l’investissement sans aucun endettement est à l’ordre du jour de la sortie du capitalisme.

    Pourquoi ne souhaitez-vous pas remettre en cause le salariat alors que vous pensez une sortie du capitalisme ?

    Précisément à cause des deux conquêtes de la qualification et de la subvention, qui font du salariat la clé de la sortie du capitalisme. Actualiser ces conquêtes en les généralisant, c’est remettre la production sur ses pieds : les salariés.

    Dans le capitalisme, le travail marche sur la tête, ce qu’on appelle « l’avance en capital ». Avant même de travailler, les seuls producteurs de la valeur sont déjà endettés ! Les capitalistes « avancent » de l’argent, créé à la pelle à leur intention par la BCE, à des entreprises dont les travailleurs vont produire des marchandises qui, vendues, vont permettre le remboursement de cette « avance », du profit supplémentaire et, en fin de course, le paiement des salaires. Derniers servis du produit de leur travail, les travailleurs forgent leurs chaînes en remboursant « l’avance ».

    Au contraire, le salariat a commencé à instituer la seule avance nécessaire à la production, celle des salaires. Titulaires de leur salaire, les travailleurs sont en mesure d’engager avec la nature les relations nécessaires au travail, de produire les résultats scientifiques et les technologies, d’élaborer et commercialiser les biens et services finaux avec les outils et les intrants ainsi constitués. À la base de quelque investissement que ce soit, il n’y a besoin que de salariés et donc de salaires leur permettant de se procurer les biens finaux nécessaires à leur vie.

    Continuer à instituer le salariat, c’est enrichir la citoyenneté de trois droits acquis par tout résidant ayant atteint 18 ans : le premier niveau de qualification et donc le salaire minimum (avec possibilité de monter en qualification au cours de sa vie adulte), la propriété d’usage de ses outils de travail et donc la décision dans l’entreprise, et à l’échelle macroéconomique, la participation aux institutions de coordination de la production, qu’il s’agisse en particulier de la création monétaire, de la propriété patrimoniale des outils, des accords internationaux dans la division du travail, des jurys de qualification ou du choix des investissements.

    Devrait-on revoir la définition même que nous avons du travail, trop souvent confondu avec l'emploi ?

    Le travail est la partie considérée comme productive de nos activités. L’emploi est une de ses modalités. Et c’est déjà une conquête, car la bourgeoisie ne veut jamais être employeuse, on le voit bien avec ce qu’on appelle l’ubérisation, à savoir l’intervention de travailleurs indépendants là on produisait jusqu’alors avec des salariés employés. Pour pouvoir changer immédiatement les lieux et le contenu de la production en fonction de la valorisation optimale de son capital, la bourgeoisie ne veut pas assumer directement la gestion de productions et de collectifs de travailleurs spécifiques, dont en plus elle aurait la responsabilité. Elle préfère inscrire les rapports de travail sous le voile du « doux commerce » et acheter de « l’ouvrage fait » à des sous-traitants ou ponctionner une partie de la valeur créée par des travailleurs indépendants.

    « L’urgence écologique impose de sortir la production de sa logique capitaliste indifférente à l’utilité sociale de ce qui est produit. »

    Nous sommes là dans l’infra-emploi, avec des conditions de travail et des droits inférieurs à ceux de l’emploi, qui imposent au capitaliste employeur, dans le CDI, le respect du salaire direct de la convention collective, de la cotisation sociale et des règles du Code du travail. Quand un autoentrepreneur de Deliveroo est requalifié en employé de la plateforme, c’est un progrès.

    Mais ce qui émancipe vraiment, c’est l’au-delà de l’emploi, le travailleur titulaire d’une qualification et donc de son salaire et copropriétaire de l’outil de travail. Dans l’exemple des livreurs, qu’ils soient, comme les fonctionnaires ou les travailleurs de la RATP, titulaires de leur salaire, et que l’application qu’ils utilisent soit une coopérative et non la propriété lucrative d’actionnaires.

    Vous évoquiez dans un livre d'entretiens la nécessité d’« émanciper le travail ». Qu'entendez-vous par là ? 

    Depuis près de 150 ans, et avec des résultats remarquables, les organisations syndicales de classe ont conquis les très importants droits des salariés. Ces droits sont inlassablement attaqués par la classe dirigeante et leur vitalité suppose d’aller maintenant au-delà : c’est le contenu même du travail qu’il faut décider.

    Le partage implicite des tâches entre une bourgeoisie qui décide du contenu du travail et des syndicats qui conquièrent des droits pour les travailleurs n’est au demeurant plus tenable pour deux raisons : d’une part la globalisation financière permet au capital de refuser désormais tout compromis et nous observons depuis au moins quarante ans un recul continu des droits ; d’autre part l’urgence écologique impose de sortir la production de sa logique capitaliste indifférente à l’utilité sociale de ce qui est produit, et incapable, on le voit depuis des décennies, de sortir d’un rapport de domination sur le reste du vivant et la nature qui nous revient en boomerang avec les zoonoses et les drames liés à la hausse des températures.

    C’est aux travailleurs-citoyens, et à eux seuls, de décider du contenu du travail, selon des critères débarrassés de la production de valeur pour l’actionnaire.

    Par quels changements faudrait-il commencer ?

    J’en évoque deux qui sont déjà bien argumentés. Il y a un grand nombre de travailleurs qui ont décidé de ne travailler que selon leur déontologie. Ces dissidents multiplient les travaux en marge de la production capitaliste, et pour qu’ils la mettent en difficulté, il s’agit de les sortir de la marge. Nous proposons à Réseau Salariat de mettre en sécurité sociale la production d’alimentation, de culture (1), de transport de proximité, de logement, d’énergie, en reprenant le modèle de la mise en sécurité sociale de la production de soins dans les années 1950 : hausse des salaires en monnaie marquée, dépensable uniquement auprès de professionnels conventionnés ; conventionnement des seules entreprises détenues par leurs travailleurs et produisant selon des critères écologiques drastiques ; salaire à la qualification personnelle des professionnels conventionnés ; subvention de leurs investissements par la caisse de sécurité sociale concernée.

    On sait le faire, on l’a fait pour la production de soins, soit 10 % du PIB, on va continuer ! Affecter ne serait-ce que 100 euros par personne et par mois à une sécurité sociale de l’alimentation (2) ôterait le tiers de son chiffre d’affaires à la grande distribution, qui est le cœur de l’agrobusiness et qui, elle, ne serait évidemment pas conventionnée. Devant la menace de sa disparition, ses salariés en prendraient la direction pour pouvoir être conventionnés eux aussi.

    Il faut en effet susciter une dynamique de prise du pouvoir sur le travail qui n’est pas encore un projet majoritaire dans les entreprises classiques et les services publics. Trop de salariés acceptent de souffrir au travail faute de le maîtriser, parce qu’ils n’imaginent pas être capables d’en prendre la direction.

    Parmi les pistes de conquête d’un droit à l’autogestion, une retraite à 50 ans avec des quinquagénaires en pleine possession de leur expérience professionnelle devenus titulaires de leur meilleur salaire (porté au salaire moyen de 2300 euros nets s’il est inférieur, ramené à 5000 euros par mois s’il est supérieur, pour faire baisser la hiérarchie tout à fait excessive des salaires), et non licenciables, permettrait de faire d’eux les porteurs de l’opposition à la direction et de l’organisation de l’autogestion, sur la base bien sûr de règles comptables nouvelles (3).

    « Dans le communisme en train de se construire, toute personne majeure, tout citoyen donc, est travailleur et a droit au salaire en tant que citoyen. »

    À quoi ressemblerait la propriété dans cette nouvelle société ? 

    Le fait de tirer de l’argent de la propriété – la propriété lucrative – sera évidemment interdit : chaque adulte disposera de son salaire, dont il sera propriétaire, et la location sera réservée à des bailleurs sociaux sans but lucratif. La propriété non lucrative, elle, sera enfin possible pour tous. Il faut distinguer la propriété privée domestique (la maison, un jardin, les meubles et outils du quotidien, etc..) de la propriété de l’outil de travail.

    La propriété domestique n’est évidemment pas en cause en tant que propriété d’usage. Elle sera même facilitée par une mise en sécurité sociale du logement qui cassera les reins à sa production spéculative et à des loyers exorbitants, et par la gratuité d’un foncier devenu bien commun et mis à disposition par bail emphytéotique. Elle sera transmissible par héritage, mais uniquement en propriété d’usage : des héritiers qui voudraient vendre une maison de famille devraient verser le prix de la vente à la caisse de sécurité sociale du logement.

    La propriété de l’outil de travail sera le fait des seuls travailleurs-citoyens, en distinguant les deux faces de l’outil. Un outil, cela sert : il sera la propriété d’usage du collectif de travailleurs qui l’utiliseront et des usagers, qui décideront donc de son utilisation. Un outil, cela vaut : il sera la propriété patrimoniale (non lucrative) d’une collectivité publique gérée par les concernés (travailleurs, usagers, élus) à l’échelle territoriale appropriée.

    Le salaire à vie est-il à la fois souhaitable et possible ? Quelle forme devrait-il avoir et en quoi se distingue-t-il du revenu universel ?

    Merci de terminer sur cette question centrale qui me permet de revenir sur ce que j’ai déjà évoqué de la citoyenneté. Le génie de la bourgeoisie, lorsqu’elle était une classe révolutionnaire contre l’aristocratie féodale, a été d’inventer la figure abstraite du citoyen et de poser toute personne majeure en capacité et en responsabilité de la chose publique, capacité et responsabilité exprimées dans le droit de vote et d’éligibilité. On le voit avec la montée de l’abstention et les apories d’un dispositif électoral centré sur le bonapartisme présidentiel, cette citoyenneté est en train de s’enliser.

    Avant catastrophe démocratique, il s’agit maintenant, pour la classe révolutionnaire qu’est le salariat, d’enrichir la citoyenneté de la souveraineté sur le travail. Toute personne majeure, quel que soit son handicap ou sa scolarité, doit être considérée en capacité et en responsabilité de décider du cœur de la chose publique : la production. Et donc être titulaire d’un salaire comme droit politique exprimant cette qualification. Un salaire qui, je le répète, est la seule condition de la production.

    Dans le capitalisme, est travailleuse une personne en train de travailler, c’est-à-dire d’avoir une activité que met en valeur du capital. Elle n’a droit au salaire qu’à la mesure de cette activité : on l’a vu pendant le confinement pour toutes les personnes sans CDI ou non-fonctionnaires. Dans le communisme en train de se construire, toute personne majeure, tout citoyen donc, est travailleur et a droit au salaire en tant que citoyenne.

    Non pas parce qu’elle est en train de travailler, mais parce que le statut de travailleur change : le travailleur ne travaille que par intermittence, bien sûr, mais il est en permanence responsable de la production, de sa majorité jusqu’à sa mort. Par parenthèse, c’est ce qui évite le vieillissement social auquel sont condamnés aujourd’hui les retraités, considérés comme « anciens travailleurs ». C’est pourquoi il est si décisif de proclamer leur droit au salaire, contre le droit au différé de leurs cotisations cumulées dans des comptes à points.

    Tout cela n’a évidemment rien à voir avec le revenu universel, qui n’est qu’un aménagement de l’aide sociale.

    Propos recueillis par Laurent Ottavi.

    Source : https://elucid.media

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  • Ceci est la seconde d’une série de vidéos proposées par G. Gastaud. Elles visent à introduire de manière synthétique et accessible aux chapitres successifs du livre LUMIERES COMMUNES (Delga, seconde édition 2020), qui constitue un traité, ou un Cours de  générale. Son propos engagé étant de défendre, d’illustrer et de “mettre en commun” de manière contemporaine les Lumières. Celles-ci sont gravement menacées par la contre-révolution européenne et mondiale qui, sur le plan philosophique, s’en est pris de manière stratégique à ce fondement des lumières modernes qu’est le matérialisme dialectique. 

    Désireuse dès ses origines grecques de rendre compte rationnellement du monde (Thalès) et du monde humain (Socrate), la philosophie ne serait qu’une croyance parmi d’autres si elle ne commençait pas par rendre compte d’elle-même, autrement dit, par montrer sa nécessité.

    Poser la philosophie comme nécessaire, c’est poser que la réalité est rationnelle et que la raison elle-même est naturelle, réelle. Et telle est la tâche séculaire des sciences qui explorent, chacune en son domaine, l’intelligibilité du réel.

    “s’il faut philosopher, alors il faut philosopher; mais s’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher pour justifier ce refus de philosopher”

    Aristote

    Mais plus directement, la philosophie est nécessaire parce que refuser de philosopher est contradictoire et illogique: “s’il faut philosopher, explique Aristote, alors il faut philosopher; mais s’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher pour justifier ce refus de philosopher”. En réalité, comme disait Gramsci, “tous les hommes sont philosophes”, comme tous les hommes sont “politiques”, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent. La seule question est de savoir s’ils produisent leur philosophie de manière libre, autonome, en confrontant les pensées et en les critiquant, ou s’ils sont le jouet des idéologies dominantes. 

    Philosopher est donc à la fois une nécessité et la plus haute expression de la liberté, celle de penser qui conditionne celle de l’action. 

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