Pour ce monsieur, le gouvernement a fermé la société pour protéger les vieux. Les jeunes générations ont payé et vont payer encore plus demain cet élan de solidarité. Quand on lui rappelle que de très nombreuses personnes âgées ont été écartées des hôpitaux, il affirme que « c’est le contraire ». Avec ce sens de la « vérité alternative », cet homme a toute sa place au gouvernement. Mais le plus important vient ensuite : « Les enfants et petits-enfants des baby-boomers disent la même chose. À la dette climatique, il faut ajouter la dette financière et sociale. La génération du baby-boom, qui a fait peu d’enfants, aurait dû épargner pour le financement de ses retraites, sachant que le nombre d’actifs par retraités allait s’effondrer. Non seulement elle ne l’a pas fait, mais elle a endetté l’État sans mesure. Les baby-boomers ont inventé la solidarité à l’envers : des pauvres endettés (les jeunes) vers les riches qui vivent à crédit (les baby-boomers). » Tout est dit, en quelques phrases. Les « baby-boomers » sont les responsables de la situation actuelle, il va falloir les faire payer. Les retraites sont trop élevées et non financées – c’est encore une des affirmations gratuites et purement mensongères de ce monsieur. Et de plus, ces affreux qui ont eu le tort de naître en gros entre 1942 et 1958 laissent une dette climatique.
Chez cet homme, la « lutte des âges » est une obsession. « J’avais analysé en 2013 la gestion de la crise financière de 2009 et j’avais constaté que les décisions prises (gel de l’investissement public, garanties des banques too big to fail et montagnes d’argent déversées dans l’économie), avaient finalement pour seul objectif de préserver la valeur des actifs de la génération qui avait surendetté le monde occidental. Dans une situation normale, ils auraient dû perdre. Et la crise aurait permis la redistribution des cartes entre les générations. Il s’est produit tout l’inverse : regardez l’évolution de l’immobilier à Paris depuis dix ans. »
Comment démêler cet édifice de mensonges bien digne d’un faux-cul religieux libéral ? Tout le monde (sauf lui) sait que la liquidation en cours de l’État social modèle 1945 a été amortie par des transferts massifs (privés) des parents vers les enfants et même encore plus souvent des grands-parents vers les petits-enfants. En revanche, ce qu’ont fait les politiques publiques, c’est un transfert massif des richesses des salariés et des classes moyennes vers les grands capitalistes. Quand il parle de « préserver les actifs de la génération qui avait surendetté le monde occidental », l’ami des Rothschild et conseiller de Ben Ali passe les bornes. L’immense majorité de retraités n’a aucun actif ou presque, éventuellement possède son logement et n’a nullement endetté l’Occident. Par contre, ceux qui se sont goinfrés et ne passent jamais à la caisse, El Karoui n’en parle pas du tout. Normal : ce sont ses patrons et il n’est que leur porte-plume.
El Karoui se plaint que les retraités n’ont pas perdu avec la crise – je ne sais où il a vu ça – et annonce qu’il faudrait corréler le niveau des retraites à l’activité, c’est-à-dire à la croissance ou non du PIB. Ce qui est exactement la réforme Macron. Mais il faut démonter le fond de l’argumentation : les vieux auraient endetté les jeunes : c’est oublier que les jeunes possèdent par définition une dette vis-à-vis des vieux. Si on facturait aux jeunes loups aux dents longues les heures de biberon, les nuits passées à veiller le petit malade, les repas, les vacances, l’école, et toutes ces choses qui sont payées par les parents – individuellement ou collectivement – la facture serait salée ! Au demeurant les pleurnichards qui se lamentent sur le sort des jeunes endettés par leurs parents oublient que d’un autre côté ils militent activement pour l’endettement des jeunes afin de développer les grands écoles et universités payantes sur le modèle américain. Au tarif du marché, à combien faudrait-il facturer à toutes ces pauvres victimes de l’égoïsme des babies-boomers une année d’université (qui coûte tout au plus quelques centaines d’euros), une année de classe préparatoire (gratuite actuellement) ou une année de grande école publique qui coûte quelques milliers d’euros alors qu’au tarif mondial c’est en dizaines de milliers d’euros qu’il faudrait compter. Les parents qui se sont saignés aux quatre veines pour permettre à leurs enfants de décrocher les bons diplômes des meilleures écoles, n’en verront jamais le retour, sinon dans la récompense toute morale de la satisfaction du devoir accompli. En calculant bien, on verrait qu’une très grande partie de l’endettement des vieilles générations est un endettement en faveur des jeunes générations. Ajoutons que les milliers de kilomètres d’autoroutes, de câbles téléphoniques ou électriques, les centrales énergétiques et les hôpitaux, les monuments et les TGV, tout cela non seulement les jeunes en profitent, mais encore ils en profiteront encore demain quand tout cela sera amorti. Où est la dette ? Qui est endetté envers qui ?
Le plus haut comique est atteint par El Karoui quand il évoque (sans s’étendre) la dette écologique. On pourrait tout simplement proposer aux pauvres enfants de ces sinistres « babies-boomers » de vivre comme vivaient leurs parents ou leurs grands-parents qui, leur jeunesse durant, ont connu une vie nettement moins coûteuse en termes d’empreinte écologique. Les jeunes malheureux que feint de plaindre notre « penseur » pourraient par exemple renoncer à leurs portables, à leurs ordinateurs, à toutes ces petites machines qui sont devenues les premiers consommateurs mondiaux d’énergie. Les babies-boomers étaient bien loin d’aller tous au collège et au lycée. La grand majorité travaillait à quatorze ou seize ans au lieu de glander dans ces prétendus lieux d’instruction devenus des « lieux de vie » où l’on supplie les paresseux et les je-m’en-foutistes de bien vouloir honorer le professeur de leur simple présence au cours.
Cela suffit à démontrer la bêtise ou la vilénie des propos d’Hakim El Karoui. L’une n’est d’ailleurs pas exclusive de l’autre. Le fond de l’affaire est double : d’une part, il s’agit d’opposer jeunes et vieux et selon les vieux principes du macrono-maoïsme, on mobilise, comme pendant la révolution culturelle, les jeunes contre les vieux (vieux truc de tous les régimes totalitaires). D’autre part, la génération du « baby-boom » incarne les trois ou quatre décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, pendant lesquelles le système de l’État social – c’est-à-dire la cohabitation d’une société encore capitaliste avec de puissantes institutions sociales – a permis une importante élévation du niveau de vie des salariés, des ouvriers et employés et comme il s’agit aujourd’hui d’organiser le grand massacre de la classe ouvrière et des classes salariées en général, les sbires des puissants appellent à tirer sur les « babies-boomers » – qu’on se rassure, pas sur les babies-boomers richissimes qui payent Macron ou El Karoui, mais sur les babies-boomers qui vivent simplement de leur retraite qui n’est que le salaire différé et socialisé.
Un dernier point, Hakim El Karoui n’a rien inventé. Il ne fait que reprendre la chanson des Attali et Minc, c’est-à-dire des maîtres de Macron. Attali fut un grand mitterrandiste devant l’éternel, El Karoui était au service de Raffarin, mais la droite et la gauche dans ces sphères-là, ça ne veut rigoureusement rien dire, car ils pensent tous les mêmes choses et ont tous un seul but : régler son compte au mouvement social. Les tueurs sont lâchés.
Le 3 août 2020. Denis Collin