• Elon Musk pourrait aggraver la situation, mais Twitter était déjà mal en point. ( LesCrises.fr - 27/05/22 )

    Le vrai problème de Twitter, ce ne sont pas les milliardaires qui le possèdent, mais l’indignation que ses algorithmes sont conçus pour provoquer, transformant nos pensées et notre attention en une marchandise. (Liesa Johannssen-Koppitz / Bloomberg via Getty Images)

    Beaucoup craignent que Twitter, sous la houlette d’Elon Musk, ne tombe dans l’escarcelle des trolls et des harceleurs. C’est possible. Mais au lieu de se disputer pour savoir qui devrait être exclu de Twitter, nous devrions nous intéresser aux raisons d’être de Twitter et à l’impact recherché du réseau social sur le comportement de ses utilisateurs.

    À entendre la classe bavarde libérale la semaine dernière, l’achat de Twitter par Elon Musk n’est pas seulement une mauvaise nouvelle – c’est l’apocalypse.

    « Une prise de contrôle par Musk pourrait véritablement être un pas important vers l’effondrement de la démocratie », commence un tweet. Elizabeth Warren a ajouté que l’accord était « dangereux pour notre démocratie. »

    « Nous verrons peut-être rétrospectivement que Twitter a enfoncé le dernier clou dans le cercueil de la possibilité de s’attaquer au changement climatique », a déclaré un autre tweet. Un autre encore se lamentait que se connecter à Twitter avant l’arrivée de Musk revenait à faire la fête dans une boîte de nuit de Berlin « au crépuscule de l’Allemagne de Weimar. »

    Pour résumer : la démocratie est morte, le changement climatique est imparable, l’enfer est vide, et tous les démons viennent sur Twitter parce que l’homme le plus riche du monde l’a acheté.

    Mais le véritable marché du diable est celui que nous avons obtenu lorsque nous avons migré notre discours public vers les plateformes de médias sociaux. Les spéculations sur les changements dont Musk pourrait se faire le champion sur Twitter servent de couverture au vrai problème : l’indignation induite par les algorithmes, qui transforme nos pensées et notre attention en une marchandise.

    L’enfer, c’est les autres en ligne

    Si le discours sur la « fin est proche » semble un peu mélodramatique, c’est une caractéristique principale, et non un bug, du site que notre Edgelord Empereur Elon possède désormais.

    Ces dernières années, plusieurs concepteurs de plateformes de médias sociaux ont admis que leurs systèmes créaient une dépendance et que les algorithmes qui médiatisent notre expérience et décident du contenu que nous voyons exploitent les « déclencheurs » négatifs dans notre cerveau. Selon l’étude universitaire intitulée « Angry by Design », les sites choisissent de diffuser des messages négatifs et émotionnels plus loin et plus vite.

    En conséquence, Twitter fonctionne principalement sur la peur, l’indignation et les clics haineux. Ce n’est pas vraiment une déclaration révélatrice. Savoir que les médias sociaux sont nuls fait partie de l’humeur ambiante du discours. Pourtant, de vastes pans de la population ne semblent pas se lasser de se déchaîner à l’intérieur de la machine et contre elle.

    Les chiffres ne mentent pas. Le temps que nous passons à consommer des médias numériques a augmenté pendant les périodes de confinement du Covid et n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant 2019. On estime que le temps que nous passons devant des écrans a dépassé les huit heures par jour, soit environ la moitié de notre vie éveillée. L’Américain moyen passe plus de deux heures par jour sur les médias sociaux, ce qui est plus que ce que beaucoup d’entre nous passent à parler aux gens en face à face. La distinction entre un monde « en ligne » et un monde « hors ligne » est elle-même en train de perdre son sens.

    C’est pourquoi je remets en question l’une des hypothèses sous-jacentes que les libéraux ont adoptées en matière de liberté d’expression. Ils prétendent que l’engagement de Musk en faveur de la liberté d’expression sur Twitter se traduira par un tsunami croissant de nouveaux discours de haine, de désinformation et de harcèlement qui inonderont nos fils d’actualité. Leur argument semble être que les discours répréhensibles émanent d’individus qui sont méchants dans le monde hors ligne et que leur méchanceté se propage en ligne. Twitter doit les exclure afin de préserver l’intégrité de notre discours public. Musk ne veut pas faire cela, il pourrait donc devenir responsable d’une marée montante de fascisme.

    Mais si c’était le contraire ? Peut-être que l’architecture numérique des médias sociaux, qui incite à la haine, est au moins partiellement responsable de la déformation de nos pensées et de notre communication, et non l’inverse.

    En 2018, le New York Times a publié une histoire accablante sur le rôle spécifique de Facebook dans l’encouragement de la violence sectaire au Sri Lanka. Le Council on Foreign Relations a publié un rapport sur la haine alimentée par les médias sociaux qui se transforme en violence réelle, et qui a entraîné une hausse de la violence chez les adolescents américains. C’est peut-être la preuve que le contraire de ce que pensent les libéraux est vrai : plutôt que de tenir les mauvaises personnes à l’écart des plateformes numériques, nous devrions peut-être tenir les gens à l’écart des plateformes numériques pour qu’ils ne deviennent pas mauvais.

    La vérité est que Twitter était déjà conçu pour attiser la colère, susciter l’indignation et renforcer le tribalisme politique avant qu’Elon Musk ne le rachète – parce que cela permet aux utilisateurs de rester en ligne plus longtemps et que chaque minute passée devant un écran est monétisable. Le problème, alors, n’est pas l’engagement de Musk envers la liberté d’expression. C’est l’appât du gain des plateformes privées qui existent pour le discours public.

    Le brassage des milliardaires

    La liberté d’expression n’existe pas en ligne. Pas vraiment. Twitter est une société qui vaut des milliards, et le public est à la fois le client et le produit – avec ou sans Musk.

    La semaine dernière encore, Twitter était détenu par une confédération de capitalistes. Son principal actionnaire était le Vanguard Group, une société d’investissement dont les actifs s’élèvent à 7 000 milliards de dollars, soit environ vingt-cinq fois plus que la fortune de Musk. Le deuxième était Kingdom Holding, une société contrôlée par le prince saoudien milliardaire Alwaleed bin Talal. L’année dernière, un procès a révélé comment Twitter était complice de la répression du prince héritier Mohammed bin Salman contre les dissidents et les critiques du régime.

    L’arrivée de différents milliardaires à la tête de l’entreprise fera-t-elle une grande différence ?

    La réponse est probablement non, tout comme le Washington Post n’a pas fondamentalement changé après le rachat par Jeff Bezos, un autre milliardaire de la tech comparable à Musk. Mais la Silicon Valley doit être ravie que ce soit la seule question que l’on se pose en cette période d’actualité. Quelques entreprises de la Big Tech, dont des sociétés de médias sociaux, ont dépensé 70 millions de dollars en lobbying auprès du gouvernement fédéral en 2021. Face à un cycle d’indignation sur la liberté d’expression en ligne, le discours de Washington sur le démantèlement des monopoles très lucratifs de Facebook et Twitter sur l’économie de l’attention a été mis en sourdine.

    Les entreprises technologiques bénéficient de la conviction que le principal problème de leurs produits est que certaines personnes ne les utilisent pas correctement. Cela conduit inévitablement à une discussion sur les modérateurs éclairés chargés de récompenser les bons discours et de punir les mauvais.

    Perdu dans tout ce bruit autour de Musk, il y a un débat plus profond sur la construction de réseaux de médias sociaux démocratiques à partir de la base, des réseaux qui pourraient favoriser une interaction humaine plus positive ou constructive, et nourrir nos meilleurs anges au lieu de nos démons les plus sombres. Mieux encore, nous pourrions parler de la reconquête de la sphère publique vidée du monde physique, où la liberté d’expression est plus grande.

    Au lieu de cela, c’est comme si le « site de l’enfer », comme on le surnomme souvent, était destiné à rester à jamais l’épicentre de la communication humaine, et que nous n’étions capables que de nous chamailler pour savoir qui mérite d’être expulsé de cette plateforme par ailleurs incontestée. Il semble que les utilisateurs de Twitter soient collectivement liés à Prométhée, éternellement condamnés à taper sur nos machines à misère 280 caractères à la fois pendant que le logo de l’oiseau Twitter nous mange le foie chaque jour.

    Et si vous êtes d’accord, veuillez retweeter ceci.

    Source : https://www.les-crises.fr

    Auteur : Ryan Zickgraf

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