Trains médicalisés, transferts en avion ou par hélicoptère, en bateau voire par bus ou ambulances [1]. Ces différents modes de transports médicalisés, en particulier le TGV sanitaire présenté comme « une première en Europe », ont fait la une des médias ces dernières semaines. Entre le 18 mars et 2 avril, 439 transferts de patients ont été organisés, indique le ministère de la Santé, pour « soulager les régions les plus en tension vers les régions les plus épargnées par le Covid19 ». Des transferts ont aussi eu lieu depuis l’Alsace vers le Luxembourg, la Suisse et surtout l’Allemagne, témoignant de la solidarité des pays voisins.
- Source : ministère de la Santé
Ces nombreux transferts auraient permis d’éviter l’effondrement d’un système de soins sous haute tension. La priorité a d’abord été donnée à l’augmentation des capacités en réanimation, en empiétant sur d’autres services. « Mais à un moment donné, vous ne pouvez plus transformer un service lambda en un service de réanimation car les locaux ne sont plus adaptés », souligne François Braun, président de Samu-Urgences de France et à la tête du pôle urgences du CHR de Metz-Thionville (Moselle).
« C’est vrai que l’on ne peut pas prendre une pièce normale et faire une salle de réanimation à l’intérieur », confirme une médecin auprès de Basta !. « Il faut des prises à oxygène, que la chambre soit en pression positive pour éviter que le virus se diffuse... Il y a des critères pour faire une salle de réanimation Covid, et c’est compliqué. »
Un pilotage depuis Paris avec des ratés
Avec ces transferts au moment du pic de l’épidémie, l’exécutif entend éviter qu’un malade se retrouve sans lit de réanimation. Un point est fait quotidiennement au sein de la cellule interministérielle de crise, installée au ministère de l’Intérieur, pour les planifier. Non sans quelques couacs. Le 31 mars, un bus médicalisé avec huit patients du CHU de Reims en route pour Tours fait demi-tour. La décision d’annulation est venue du PC de crise de Paris qui pilote ces transferts. « Le transfert avait été accordé par l’ARS. Il a été annulé par la cellule nationale, je suis en colère parce qu’il n’est pas question de jouer avec la vie des patients », dénonce, le 1er avril, le maire de Reims (LR), Arnaud Robinet, qui préside le conseil de surveillance du CHU local.
Le Grand Est connait un deuxième couac quelques jours plus tard. Le 6 avril, c’est le transfert en avion militaire de six patients du CHR de Metz-Thionville vers la République tchèque qui est annulé à la dernière minute. « Nous n’avions pas demandé ce transfert en avion militaire », explique la directrice générale du CHR Metz-Thionville. « Nous avions demandé des transferts la semaine [précédente] parce que nous étions au bord d’une catastrophe annoncée », poursuit-elle, mais la situation s’était depuis améliorée avec des lits en réanimation à nouveau disponibles.
Lors de la conférence de presse, la directrice de l’hôpital est dans l’incapacité de savoir qui avait demandé le transfert. « La France nous a demandé de l’aide, nous avons répondu à l’appel », a de son côté fait savoir, le 5 avril, le Premier ministre tchèque Andrej Babis.
Opacité sur le coût des transferts médicalisés
Combien coûtent ces déplacements médicalisés ? Depuis le 26 mars, la SNCF a fait circuler dix TGV médicalisés, qui ont transporté 202 patients du Grand Est et de l’Ile-de-France vers des régions moins touchées. Les voitures médicalisées sont préparées en 48h. Dans chaque train, les équipes sont doublées avec deux conducteurs, deux chefs de bord, des dépanneurs pour assurer une alimentation continue en électricité, des agents de sûreté... « Tous volontaires ». Chaque TGV sanitaire peut transporter jusqu’à 24 malades, accompagnés d’une cinquantaine de soignants. Chaque trajet mobiliserait ainsi 200 cheminots pour que le train circule dans les meilleures conditions.
La SNCF indique ne pas vouloir évoquer le coût de ces TGV sanitaires et n’aurait pas l’intention de les facturer. Le dispositif intéresse en revanche d’autres compagnies ferroviaires comme son homologue Renfe en Espagne. L’idée de recourir à des TGV sanitaires remonte à mai 2019. Les urgentistes du SAMU parisien avaient organisé avec la SNCF un entraînement sur un trajet Metz-Paris, avec l’objectif d’être prêt pour transférer des victimes d’un attentat vers Paris, dans le cas où elles ne pourraient pas toutes être prises en charge sur place. Baptisé « chardon », en référence à la plante emblématique de la Lorraine, cet exercice a permis aux équipes de définir une « marche à suivre » pour le transfert ferroviaire.
Du côté de la cellule interministérielle de crise, la question du coût est aussi balayée [2]. Le groupe Dassault Aviation a, lui, fait le choix de communiquer dans Le Figaro, dont il est propriétaire, sur la mise à disposition « à ses frais » de sa flotte de Falcon pour transporter des infirmiers, aide-soignants et médecins jusqu’à Paris.
Des difficultés à augmenter le nombre de lits de réanimation ?
Ces opérations complexes requièrent beaucoup de personnels médicaux. 150 soignants pour une vingtaine de malades auraient été mobilisés lors du premier transfert en train sanitaire selon Christophe Prudhomme, porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France et syndicaliste CGT santé. François Braun, président de Samu-Urgences de France nuance ces chiffres, évoquant six soignants par voiture pour quatre malades. Si Christophe Prud’homme reconnait que ces transferts ont soulagé le Grand Est et l’Île-de-France, il estime que la priorité devrait porter sur la réouverture de lits de réanimation, « plutôt que d’envoyer des hélicoptères, des équipes qui font des centaines de kilomètres, ou des TGV à l’autre bout de la France ». « C’est très médiatique », déplore t-il. « Vous avez des dizaines de milliers de mètres carrés, des services qui ont été fermés, mais dans lesquels il y a de l’oxygène, des fluides, comme l’Hôtel-Dieu. On ne peut pas ouvrir des lits à l’Hôtel-Dieu plutôt que transférer des patients en province ? » interroge t-il.
Pour la région Grand Est, ces transferts ont véritablement permis de soulager les hôpitaux : c’est, au total, près d’un lit de réanimation sur quatre qui a été libéré [3]. En Île-de-France, où moins de 5 % des lits occupés ont été libérés, l’intérêt est moins évident. Face aux critiques, le gouvernement a communiqué sur l’ouverture anticipée d’un bâtiment de réanimation de 40 lits à l’hôpital Henri-Mondor dans le Val-de-Marne, prévue initialement en septembre [4]. 150 professionnels se sont portés volontaires pour y travailler. Pour le professeur Alain Combes, chef du service de réanimation à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, augmenter la capacité de lits de réanimation sur les différents hôpitaux d’Île-de-France n’est pas chose aisée : « Ce n’est pas qu’un lit : il faut aussi des respirateurs, des pousse-seringues pour faire passer les médicaments et il faut surtout du personnel, notamment infirmier ».
Pourquoi ne pas plutôt envoyer des équipes de soignants ?
Martin Hirsch, le directeur général de l’AP-HP reconnaît qu’il puisse « y avoir aussi, et c’est logique, des balancements de doctrine pour savoir s’il vaut mieux transférer des malades ou transférer des équipes et du matériel ». Mais une médecin d’un CHU en Nouvelle-Aquitaine alerte, elle, sur les lourdeurs administratives : « J’ai parlé avec des collègues parisiens qui disent qu’ils manquent certes de matériel et de lits mais aussi de bras. Je me suis donc portée volontaire comme beaucoup d’autres pour aller aider dans les zones en tension », confie t-elle à Basta !. « Je me suis signalée à la direction de mon hôpital pensant bêtement que les hôpitaux allaient se mettre en lien les uns avec les autres, et la première chose qu’ils m’ont dit c’est : "Ok, mais sachez que si vous bossez pas chez nous, nous on ne vous paie pas". »
Elle s’est également inscrite sur la plateforme Renforts-Covid recommandée par le directeur général de la Santé. Une fois ses choix validés, surprise : la plateforme lui demande de ne se signaler que dans les départements où son hébergement est déjà prévu. « En clair, ils ne peuvent pas assurer l’hébergement pour les personnels qui se déplaceraient pour aider. En Ile-de-France, j’ai de la famille mais je n’ai aucune envie d’aller m’infecter dans une unité Covid et d’aller cracher ça dans ma famille... Je pensais qu’ils allaient réquisitionner des hôtels. Il n’y a pas de touristes en ce moment, je suppose qu’il y a plein d’hôtels disponibles... Mais j’ai peur que ce soit une question d’argent. »
Plutôt que la réquisition de logements pour le personnel soignant, le ministère de la Cohésion des territoires a privilégié un partenariat avec Airbnb, en lançant le 24 mars la plateforme Appartsolidaire. Les logements y sont gratuitement mis à disposition du personnel médical (pour chaque séjour, les hôtes seront dédommagés à hauteur de 50 euros). Airbnb ne perçoit pas de commission. En une semaine, 5000 logements ont été proposés et 11 000 nuitées réservées.
A Marseille, le syndicat Sud Santé a de son côté demandé la réquisition de chambres d’hôtel, afin de permettre aux personnels soignants de ne pas risquer de contaminer leur famille. Une demande acceptée par le préfet et l’ARS, qui ont mis à disposition des chambres.
Rouvrir des lits d’hôpitaux
La France est, « en temps normal », équipée d’un peu plus de 5000 lits en réanimation. La répartition de ces équipements est inégale dans les départements [5]. Les départements de l’Ile-de-France concentrent à eux seuls 1147 lits en réanimation, pour environ 12 millions d’habitants. D’autres zones sont moins fournies. Le département du Haut-Rhin ne dispose ainsi que de 70 lits. La décision de fermer prématurément les stations de sports d’hiver s’est aussi faite sur la base du faible nombre de places en réanimation que connaissent des départements comme la Haute-Savoie (34 lits) ou la Savoie (18 lits).
Notre enquête sur le sujet : La pandémie de Covid-19 va-t-elle mettre fin à trois décennies d’austérité imposée à l’hôpital ?
« On a fermé 100 000 lits [d’hôpitaux] en vingt ans » alertait Christophe Prudhomme, porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf), il y an. A l’aune de cette crise sanitaire, les personnels hospitaliers et des établissements de Santé et d’Action Sociale proposent des mesures immédiates pour remettre le système de santé au niveau qu’il n’aurait jamais dû quitter [6].
Ils demandent de « rouvrir des lits d’hôpitaux où c’est nécessaire, reconstituer les troupes en réembauchant du personnel médical et non-médical, administratif et ouvrier, et le payer décemment pour qu’il revienne notamment dans le service public, qui soigne chacun d’entre nous sans considération de fortune et sans trier les malades sur leur "rentabilité" ». Considérant que l’épidémie actuelle n’est qu’une parmi une longue série à venir, cet « effort national pour restaurer nos capacités à nous soigner » relève d’un investissement pour l’avenir.
Sophie Chapelle