• Jean-Claude Delaunay : nous devons avoir un franc débat dans le cadre de l’élection présidentielle (II) (H&S 23/09/21)

    Jean-Claude Delaunay : nous devons avoir un franc débat dans le cadre de l’élection présidentielle (II)   (H&S 23/09/21)

     

    Nous devons avoir un franc débat dans le cadre de l’élection présidentielle (II)

    Je ne suis pas candidat à la Présidence de la République. Je n’en aurais d’ailleurs pas la force physique et le courage mental. Quelle épreuve pour un candidat que d’être complètement dévoué à la cause qu’il défend et, à chaque minute, en butte à des tonnes de critiques, de la part de gens qui, comme moi, ne sont que des observateurs lointains.

    Cela dit, mes critiques et mes observations, comme celles qui lui ont été indirectement adressées en commentaire de mon texte précédent, n’ont pas pour but de «descendre» Fabien Roussel. Elles visent au contraire à consolider sa position. Sa personnalité et son intelligence sont une chance que nous devons saisir. Si nous décollions dans cette élection, nous reprendrions confiance en nous-mêmes. Cela dit, à mon avis, et il est vrai à la seule lecture de Ma France Heureuse, Fabien Roussel, à mon avis, n’est pas encore vraiment dans la course. Pour y rentrer, il va lui falloir changer de braquet, et que son équipe ainsi que la majorité des communistes, l’aident dans cette aventure.

    Que veut dire «changer de braquet»? Cela veut dire notamment être «marxiste-léniniste». Pour simplifier, je parlerai seulement de marxisme. Fabien Roussel, qui est nordiste, sait que le Nord de la France fut une terre ouvrière, qu’elle l’est encore, et que c’est une terre de luttes. Il sait que le marxisme s’y est implanté grâce à Jules Guesde et au Parti Ouvrier Français. Au delà des «plaisanteries faciles», sur les rencontres dans le bistrot de Thierry Marx (p.17), la seule façon pour Pierre Laurent, je le crains, d’être marxiste, ce serait un devoir pour Fabien Roussel que de redonner aux communistes français, s’ils l’ont perdue, l’envie d’être pleinement communistes en étant pleinement marxistes.

    Le marxisme n’est pas un moyen de divination. Ce n’est pas une clé magique qui ouvre toutes les portes. L’efficacité de cette clé dépend de celles et de ceux qui l’utilisent et c’est pourquoi son usage se doit d’être collectif. Cela dit, c’est un moyen puissant de réfléchir le monde et sur le monde, si difficile à comprendre, de se l’approprier pour lutter. C’est une théorie dont le cœur est le travail, les travailleurs, les raisons de leurs combats. Jamais le Parti communiste français, qui est le Parti des travailleurs, n’aurait dû s’en séparer. Elle doit redevenir nôtre. Je souhaite montrer, au moins un peu, dans la présente livraison, l’intérêt et l’importance pour les travailleurs de ce pays d’en retrouver le chemin.

    J’en étais resté, dans mon précédent texte, à Lénine et à 1890. Aujourd’hui, je vais d’abord parler de l’impérialisme, de 1890 à aujourd’hui, et de ce que l’on peut en déduire pour la campagne présidentielle. Avant de commencer, je vais faire une remarque de vocabulaire. Le langage marxiste contient deux termes : impérialisme et capitalisme monopoliste d’État (ou financier, etc.). Ces deux termes désignent la même réalité, mais on peut y introduire les nuances suivantes :

    L’impérialisme désigne plutôt, à mon avis, l’ensemble du système capitaliste, ou une zone capitaliste particulière, mais sous l’angle politique et militaire. Le concept d’impérialisme appliqué à un pays (ou à l’ensemble des pays capitalistes développés) vise à faire ressortir les effets de domination exercés par ce pays (l’impérialisme français, l’impérialisme américain) ou par cet ensemble de pays.

    Le concept de Capitalisme monopoliste désigne plutôt le Grand Capital et son organisation économique et sociale, à un moment donné. Cette organisation peut être le Capitalisme monopoliste, ou le Capitalisme monopoliste d’État, ou le Capitalisme Monopoliste Financier Mondialisé, etc.

    En gros, on peut dire que, depuis 1890, l’impérialisme a structuré toute notre histoire, avec quatre phases économiquement différentes du Capital monopoliste.

    Les quatre phases

    La première phase (1890-1917) fut celle de la mise en place de l’impérialisme, ou encore du Capitalisme monopoliste d’État, dans les pays développés de l’époque. A la fin du 19ème siècle, les capitalistes cherchaient à retrouver la rentabilité qu’ils avaient perdue depuis les années 1870. Ils ne comprenaient pas les causes de leurs difficultés, mais ils découvraient les bienfaits que leur apportait la course à la colonisation du monde ainsi que les achats de matériels militaires par l’État. Bien sûr, d’un pays à l’autre, ils étaient férocement rivaux entre eux. Ils se sont alors fait la guerre. La Première Guerre mondiale se solda pour leurs peuples par de terribles massacres et pour eux-mêmes par «une catastrophe» : la Révolution d’Octobre 1917.

    La deuxième phase (1917-1945) correspondit au traitement, par le Capital monopoliste, de cette nouvelle contradiction que fut la Révolution d’Octobre. D’une part, il y avait la première contradiction, le problème lancinant de la rentabilité du capital, avec toutes les rivalités que cela impliquait. Les Japonais, les Italiens, les Allemands, voulaient une part du gâteau colonial. Mais d’autre part, une deuxième contradiction apparaissait, «énorme». Elle s’appelait «l’URSS», dont la présence contredisait frontalement le système capitaliste en tant que tel. Les chancelleries occidentales d’Europe, principalement française et britannique, ont alors conçu le projet d’utiliser «l’arme nazie» contre l’URSS, tout en tolérant que le Japon se fasse une place à l’Est. L’Allemagne hitlérienne, l’Italie fasciste devinrent «les amis» de la France et de la Grande-Bretagne. Par la suite, «l’arme nazie» chercha bien à écraser l’URSS, comme souhaité, mais elle se retourna également contre ses promoteurs et même contre la lointaine Amérique, qui n’en croyait pas ses yeux. Le Japon, de son côté, fit plus que se donner une place. Il voulut reprendre toute l’Asie à son compte. Cette stratégie échoua complètement tant à l’Ouest qu’à l’Est.

    A l’Ouest, le régime hitlérien fut battu et l’Allemagne ramenée à la raison. Mais cette victoire supposa l’intervention décisive de l’URSS, qui, malgré d’importantes pertes humaines, sortit victorieuse et renforcée de la Deuxième guerre mondiale. A l’Est, les armées du Japon impérial se firent mettre la raclée par les Chinois et plus précisément par l’Armée révolutionnaire, dirigée par Mao Zedong.

    Enfin partout dans le monde, les peuples exprimèrent avec force qu’ils voulaient que «ça change».

    La troisième phase (1945-1975) fut donc celle des concessions que les grandes bourgeoisies furent obligées de consentir après la Deuxième Guerre mondiale pour maintenir leur pouvoir. Loin d’affaiblir le système capitaliste, ces concessions le renforcèrent économiquement. Le Capitalisme monopoliste d’État, structure économique qui, du temps de Lénine, était surtout consacrée à la dépense militaire, est devenu, après 1945, une structure dont la portée fut élargie, tant pour les capitalistes que pour les travailleurs. Certes, les capitalistes estimaient qu’ils devaient produire et stocker des armes, car «l’ennemi socialiste» était toujours là, plus fort que jamais. Mais ils ont compris qu’il leur fallait aussi consolider leur système, qu’il leur fallait «reprendre du poil de la bête» tout en lâchant du lest aux travailleurs. La participation active de ces derniers et des peuples à l’écrasement des nazis, dans un contexte où l’URSS sortait renforcée de la guerre, se traduisit donc par l’extension des droits des travailleurs. Par exemple, en France, l’adoption du statut de la fonction publique ou la mise en place de la Sécurité sociale. Paul Boccara s’est efforcé de théoriser cette période, qui fut l’âge d’or du réformisme : le Capital et le Travail semblaient pouvoir vivre ensemble éternellement.

    Cette phase fut aussi, avec ou sans guerre avec les métropoles, celle de la fin des colonies. La pointe extrême de la décolonisation fut le passage au socialisme de plusieurs pays : Chine (1949), Corée du Nord (1953), Cuba (1961), Viêt-Nam (1975). Les pays du socialisme soviétique représentaient environ 6% de la population mondiale, et ces nouveaux pays socialistes, environ 20%. Pendant cette période, le niveau de développement économique des pays socialistes était moindre que celui des pays capitalistes développés mais le montant de la population y était supérieur. L’impérialisme demeurait économiquement dominant. Il n’en était pas moins en recul relatif.

    Les années (1970-1980) furent celles de l’apparition progressive de la crise profonde que traversa alors le Capitalisme monopoliste d’État. De la même façon que le dernier quart du 19ème siècle avait été marqué par la crise du Capitalisme de Libre Concurrence, voilà qu’après 25-30 ans de relative prospérité, le Capitalisme Monopoliste d’État «façon 1945» était soumis, dans chaque pays capitaliste développé, à une baisse longue de rentabilité ainsi qu’à des luttes ouvrières répétées et puissantes. Les craintes que l’environnement naturel fut gravement menacé s’exprimèrent publiquement en 1972 (Rapport Meadows). La petite bourgeoisie urbaine commença elle aussi d’entrer dans la danse. Cette crise semblait si évidente, si générale, que nous avons cru, nous communistes, que nous étions entrés dans une époque «naturellement» révolutionnaire. Traumatisés que nous étions par «le Stalinisme», nous avons sauté sur cette occasion historique, croyant que l’on pouvait faire la révolution en faisant uniquement des réformes, c’est-à-dire sans rompre avec le Capitalisme et ses agents dirigeants, le Capital monopoliste. On connaît la suite.

    La quatrième phase (1980-2020) est celle dans laquelle nous sommes plongés aujourd’hui. Très rapidement, les grandes bourgeoisies mirent en place ou adoptèrent un nouveau mode de fonctionnement du Capital monopoliste. Il s’est agi, pour elles, de «libérer» le Capital, dont les unités, comme l’a remarqué Arias dans son commentaire de mon précédent papier, étaient devenues de plus en plus grosses, infiniment plus grosses que du temps de Lénine [1]. Ma France Heureuse est très discrète sur cet aspect. Elle signale quand même, en passant, BlackRock (p.42) et les Fonds de pension américains.

    Les obstacles professionnels et juridiques qui, dans un pays, pouvaient freiner le départ de capitaux de leur territoire ou l’entrée de capitaux sur ce dernier, furent éliminés au maximum. Puisque globalement l’exploitation capitaliste dans chaque pays ne semblait plus en mesure de rentabiliser le Capital de ce pays, il fallait permettre massivement, à chaque grosse unité de Capital de ce pays, de circuler, de chercher ailleurs de nouvelles occasions de rentabilité. L’État n’a plus eu pour fonction d’aider l’investissement productif sur place, encore moins de financer les dépenses sociales. Il a eu pour fonction de faciliter cette mobilité, de mater le mouvement syndical qui pouvait s’y opposer, de réduire drastiquement les conquêtes sociales de l’après-guerre. C’est ce qu’on appelle «la mondialisation capitaliste». Pour surveiller cette circulation mondiale du Capital, un gendarme s’est désigné : les Etats-Unis. Ce pays, le plus puissant, économiquement et militairement, des pays capitalistes développés, prit totalement en charge, en 1971, la fonction de banquier du monde. Le dollar US accéda au rang de monnaie mondiale.

    La finance est alors devenue le mode de fonctionnement régulier du Capital mondialisé. Je vais indiquer un aspect de ce phénomène. Il y en a d’autres. Cela dit, si de gros capitaux s’investissent en Thaïlande, par exemple, parce que des opérations juteuses sont engagées dans l’immobilier de ce pays, mais qu’en réalité ces opérations se révèlent peu rentables, les capitaux considérés doivent pouvoir, selon le critère du taux de profit maximum, se sortir le plus rapidement possible de «ce pétrin». Il leur faut donc des marchés financiers qui leur permettent de quitter le pays en question. Bref, la mondialisation capitaliste, sans oublier d’être une mondialisation militaire (les droits de l’homme) et une mondialisation destinée à satisfaire les exigences du Grand Capital en matière de production de plus-value, ne pouvait être qu’une mondialisation financière. Le monde s’est donc couvert à cette époque d’une ceinture de marchés financiers. Au plan intérieur, l’État social a progressivement disparu et a été remplacé par une sorte d’État financier, destiné à soutenir le Grand Capital.

    Il s’est ensuite produit que cette financiarisation, nécessaire au fonctionnement mondialisé du grand capital, est devenue un lieu spécifique pour faire des affaires, pour gagner de l’argent. Dans ce contexte, les entreprises sont elles-mêmes devenues des marchandises, et pour faire bonne mesure, les salariés qui vont avec. Ainsi peuvent-ils considérer, ces salariés, que quand ils (ou elles) travaillent dans une grande entreprise, ils sont susceptibles de se vendre ou d’être vendus au moins trois fois pour un même emploi, la première fois pour le trouver, la deuxième fois, lorsque leur entreprise est vendue, et la troisième fois, pour le garder avec les nouveaux acheteurs. C’est sans doute pour ces raisons que, dans Ma France Heureuse, on trouve des phrases du genre «Notre adversaire, c’est la finance» (p.42). En réalité, comme du temps de Vladimir, l’adversaire des travailleurs, c’est le Capital monopoliste et le Capitalisme monopoliste. Ce dernier est non seulement l’interpénétration du capital bancaire et industriel ou commercial mais la forme financière du fonctionnement de cette interpénétration. Comme l’aurait peut-être dit Jacques Duclos, «le pouvouâârre des mâunâupâules s’est appprrrôôfondi».

    Pour en terminer avec cette phase, je vais indiquer brièvement trois phénomènes. Le premier fut la disparition du socialisme de type soviétique au début des années 1990. Les rêve des capitalistes semblait enfin réalisé. Le deuxième fut la mise en place de l’Union européenne, que j’identifie à l’une des évolutions contemporaines de l’Impérialisme. L’Union européenne, issue des années 1990-2000, est le maillon européen du fonctionnement de l’Impérialisme mondial. Le troisième phénomène fut la crise économique, politique, militaire, idéologique en développement de ce système depuis au moins une dizaine d’années. En faisant exploser l’URSS, les grandes bourgeoisies croyaient avoir trouvé la solution finale en leur faveur. Les choses n’ont pas évolué exactement comme elles l’espéraient. Le retrait précipité des Etats-Unis hors de l’Afghanistan en août dernier est une récente illustration de mon propos.

    Mes remarques les plus importantes

    J’ai dit, au début de ce texte, que le Parti communiste devait redevenir marxiste. Qu’est ce que cela peut bien signifier? Avoir la sensibilité de la lutte des classes est important, mais ce n’est pas être marxiste. La lutte des classes est visible par tous, et les historiens de la bourgeoisie l’ont parfaitement décrite. Ce que Marx apporta fut la connaissance de «l’invisible» de la lutte des classes, plus exactement la connaissance de ce que l’on ne peut en voir rapidement et pleinement que si l’on sait. Le rôle du marxisme est de permettre aux travailleurs d’accéder à l’invisible de leurs luttes, et de se rendre ainsi compte, si besoin est, que cet invisible est visible partout, mais qu’ils ne l’avaient pas vu.

    L’invisible de l’idéologie

    L’un de ces invisibles est l’idéologie que les ennemis des travailleurs répandent, souvent avec finesse, sur les événements pour en brouiller le sens et que parfois, ceux qui défendent les travailleurs reprennent à leur compte. Je crois par exemple que, dans les limites de la brièveté du nombre de lignes consacré à ce thème, les rédacteurs de Ma France Heureuse ont traité correctement de ce qu’ils ont appelé «Le boulet du stalinisme» (p.11) en disant : « On nous parle toujours du stalinisme… Ces campagnes de dénigrement permanent… ne poursuivent en réalité qu’un seul but : tuer l’idée révolutionnaire du communisme» (p.11). Ces rédacteurs, et Fabien Roussel lui-même, ont eu raison de parler ainsi à propos des critiques adressées aux communistes français concernant Staline. L’idéologie anti-communiste est partout présente [2]. Riposter, combattre cette idéologie, ne consiste pas nécessairement à dire immédiatement et systématiquement «blanc» quand nos adversaires disent «noir». Elle consiste à être méfiant, à nous informer, à lire des ouvrages, pas toujours écrits d’ailleurs par des membres du PCF, à débattre de nos lectures et de nos interprétations. Je me permets de citer par exemple cet ouvrage qu’Elizabeth Martens a consacré au «bouddhisme tibétain» ou à celui que Maxime Vivas vient de publier sur «la question ouïghoure» [3]. Je ne crois pas que ces intellectuels soient membres du PCF. Mais le sérieux de leur investigation et de leurs réflexions nous aident, nous communistes français, à réfléchir. Il y en a d’autres. L’Humanité devrait être au cœur de ce travail sur l’idéologie. Mais comme chacun sait, on est, avec ce journal, en présence d’une «Big Question» qu’il va bien falloir trancher elle aussi. Enfin bref, autant ce que dit Ma France Heureuse sur le Stalinisme paraît raisonnable, autant ce que Fabien Roussel nous apprend sur ce qu’il a dit aux dirigeants de la Chine sur les Ouïghours, quand il s’est rendu dans ce pays, ne paraît vraiment pas à la hauteur : «Que les choses soient claires : lorsqu’il y a des atteintes aux droits, aux libertés et à la dignité humaine, nous les dénonçons toujours avec force, quel qu’en soit le pays qui s’en rend coupable. C’est ce que nous avons dit aux autorités chinoises à propos du sort réservé aux Ouïgours» (p.159). Que Fabien Roussel demande à ces dirigeants, avec les formes qui conviennent, car ce ne sont ni des ennemis ni des petits garçons en culotte courte dont les parents inspectent le nez et les oreilles avant qu’ils aillent à l’école, de lui parler de ce qui se passe au Xinjiang, avec les Ouïghours, surtout compte tenu du degré élevé de désinformation (de soumission à l’idéologie dominante) dans laquelle nous sommes en France, je crois que tout communiste français trouvera cela parfaitement normal.

    Mais s’exprimer comme il semble que l’ait fait Fabien Roussel montre qu’il ignore totalement ces questions. Bref, être marxiste, c’est éviter de tomber, au moins sur les grandes questions, dans les pièges de l’idéologie. Sur les Ouïghours, je renvoie au livre de Vivas.

    L’invisible des concepts

    Il y a l’invisible de l’idéologie mais aussi l’invisible des concepts, c’est-à-dire l’invisible de cette réalité dont les concepts ont pour mission de rendre compte. Ce que les rédacteurs de Ma France Heureuse, et Fabien Roussel par la même occasion, n’ont, me semble-t-il, pas bien compris est que le concept central de la réalité capitaliste contemporaine est celui de «Capital monopoliste», et donc d’Impérialisme, qu’ils confondent avec celui de «libéralisme», extrêmement flou. J’en ai parlé dans ma précédente livraison. Depuis un siècle, le Capital monopoliste a pris le pouvoir au sein du capitalisme et il est devenu de plus en plus puissant. Il s’est incrusté en lui comme le lierre dans les vieux murs d’un château. Il cherche à dominer toujours plus le monde pour en exploiter toujours plus les ressources et le travail.

    Certes, le Capital monopoliste (ou, si l’on veut être plus proche de l’entendement populaire, le Grand Capital) a pris des formes différentes au cours du siècle écoulé, en fonction principalement du degré d’intensité de la lutte des classes et de la puissance des forces productives matérielles. L’Impérialisme d’un côté (si l’on s’intéresse aux effets de domination), le Capitalisme monopoliste d’État de l’autre (si l’on s’intéresse à la structure économique de fonctionnement des monopoles) ont évolué, changé. Mais ce sont deux aspects d’une même réalité. Le concept de Capital monopoliste est le concept qui fait la jonction entre l’Impérialisme et le Capitalisme monopoliste. Il réalise la liaison entre ce qui se passe en France et ce qui se passe à l’extérieur, entre le national et l’international. Il fait le lien entre Bolloré en Afrique et Bolloré en France, et l’on peut se dire à coup sûr, «Tiens, mais c’est le même Bolloré!».

    Nous sommes aujourd’hui dans cette phase de fonctionnement du Capital monopoliste qui est à la fois l’Impérialisme sous contrôle américain et le Capitalisme monopoliste mondialisé, à fonctionnement principalement financier. Cette phase est la phase ultime du Capitalisme monopoliste. Il n’y en aura pas d’autre. Ce vers quoi, à mon avis, les communistes devraient tendre dans l’immédiat devrait être, à mon avis, la construction du socialisme en France, la fin de l’Impérialisme dans le monde et par conséquent la fin définitive et sans retour, du Capitalisme monopoliste.

    Même si l’on doit envisager que cette évolution comportera des étapes, même si le système socialiste global a été affaibli, dans les années 1990, par la défaillance du socialisme de type soviétique, les pays socialistes, au centre desquels se trouve la Chine, continuent de se renforcer économiquement, militairement, politiquement, scientifiquement, idéologiquement. De plus, la quasi-totalité des pays cherche à se développer en toute indépendance de l’Amérique du nord ou des anciens colonisateurs de l’Europe. Il n’y aura bientôt plus que la grande bourgeoisie australienne pour accepter de mourir pour l’Amérique du Grand Capital jusqu’au dernier kangourou.

    Cet état nouveau du monde confère des devoirs nouveaux au Parti communiste français. Il devrait d’abord le conduire à faire le point de l’Impérialisme, de sa structure économique et politique, de sa force réelle, en France et dans le monde. Cette analyse a, c’est clair, des conséquences sur les stratégies électorales intérieures. Par exemple, la notion de «droite-gauche» ayant prévalu jusqu’en 1970-1980, avait un sens de moyen-long terme dans un capitalisme d’assise nationale. Elle a perdu toute profondeur politique dans un capitalisme mondialisé, à moins que la social-démocratie considère que le capitalisme n’est plus son horizon politique indépassable, ce qui est peu vraisemblable. Celles et ceux des communistes qui, dans ce pays, raisonnent encore en termes de «droite-gauche» sont en arrière de la main. Je ne pense pas, contrairement à ce qu’a écrit Gilles Mercier, que Fabien Roussel ait en tête une stratégie de ce type [4]. Mais c’est mon opinion et il est vrai que la raison théorique de fond de l’aporie d’une telle stratégie mériterait, de sa part, d’en être mieux éclairée.

    Mais alors, si une stratégie de type «droite-gauche» n’est plus possible dans ce pays parce que nous sommes à l’époque du capitalisme mondialisé, quelle stratégie faudrait-il mettre en œuvre? Ma réponse est ici très sommaire mais néanmoins suffisante pour me faire comprendre. Puisque l’Impérialisme est en bout de course, cela veut dire que la mise en place et la construction du socialisme, en France comme dans tous les pays, est désormais une préoccupation concrète, pratique. Ce n’est plus une abstraction révolutionnaire. C’est une exigence. Nous devons appeler non pas les gens de gauche et les communistes à s’unir pour obtenir des résultats illusoires ou passagers. Nous devons appeler le peuple à s’unir en lui-même et ce faisant à prendre son destin en main pour chasser totalement et définitivement la grande bourgeoisie des affaires de ce pays. Car la démocratie, cela ne consiste pas à laisser à nos ennemis la possibilité de reprendre le pouvoir. Cela consiste à les chasser de tous les pouvoirs [5]. Nous devons l’appeler les gens du peuple à procéder à une alliance originelle, totalement nouvelle, une «alliance pour le socialisme».

    Cette nouvelle forme d’alliance populaire, cette alliance interne au peuple pour la promotion du socialisme, pour la promotion des intérêts populaires et de ceux de la nation, devrait avoir pour prolongement, me semble-t-il, notre alliance avec les pays du socialisme, notamment avec la Chine, notre alliance avec tous ces pays qui, quel que soit leur régime, veulent se développer en toute indépendance, et apportent déjà au monde un puissant contrepoids à l’agressivité américaine. Nous devrions entretenir avec les pays du socialisme des rapports d’amitié et de solidarité sur la base de ce qu’ils font et non sur la base de ce que la CIA diffuse et dit qu’ils font. Je trouve que Ma France Heureuse est plus que «courte» de ce point de vue. On y parle de la Chine de manière presqu’uniquement négative, pour s’en prévenir en quelque sorte. «Le Parti communiste français… s’est émancipé des partis communistes d’Union soviétique ou d’Asie et sa lecture aujourd’hui n’a rien à voir avec la leur. Je ne partage pas, par exemple, l’idée du parti unique qui suppose l’interdiction de contester, comme en Chine. Je ne partage pas cette vision, parce qu’elle est contraire à notre conception de la démocratie» (p.9). Ce qui est drôle, dans cette histoire, c’est que, du matin au soir et du soir au matin, les communistes chinois passent leur temps à dire : «Vous savez, notre marxisme, notre communisme, c’est un marxisme, un communisme aux caractéristiques chinoises. Ne cherchez surtout pas à nous ressembler. Chacun doit trouver sa voie». Quand les communistes chinois ont-ils demandé aux communistes français de leur ressembler au point qu’il aurait fallu que ces derniers disent à leur tuteur chinois intempestif : «Non, mais ça suffit, laissez-nous tranquilles. Nous, communistes français, nous sommes grands»? Laissons la peur du socialisme et de la Chine aux bêtes à cornes et à Clémentine Autain.

    Il me faut terminer ce texte, que je crois trop court mais qui, pour celle ou celui qui le lit, est déjà trop long. J’espère avoir rendu sensible le fait que nous, communistes, vivons une période compliquée et devons, pour cette raison, être exigeants au plan de la théorie. J’ai cité quelques phrases de lecteurs et lectrices du site «Histoire et Société» pour indiquer l’une des directions du débat actuel. Je vais citer une autre personne, Bernard Sarton, qui me paraît leur exact opposé. C’est vraisemblablement un membre du PCF, un camarade. Je ne le connais pas personnellement. Il a publié un article très favorable à Fabien Roussel. C’est son droit le plus strict et je lis sous sa plume que «Fabien exprime un anti-capitalisme très argumenté» [6]. Moi, je suis vraiment moins sensible que lui à la qualité de l’argumentation roussellienne. Certes, je sais, comme le répétait souvent Antoine Casanova, que «la Maison du Seigneur» est vaste et qu’elle abrite des gens bien différents les uns des autres. Mais quand même, ne devons nous pas éviter à tout prix la tentation de «la foi du charbonnier»? En quoi, par exemple, l’interventionnisme fiscal que prône Fabien Roussel peut-il être identifié à une esquisse de l’exigence du socialisme en France ? Comme l’a écrit Xuan : «Promettre des mesures qui vont «dans le bon sens» implique… qu’elles soient réalisables, et a minima, que nous ayons donné les conditions de leur succès (ou de leur échec). C’est la question de l’Etat qui se pose ici, de la démocratie populaire et des moyens de coercition qu’elle se donne pour exister et non pas, illusoirement, “co-exister”» [7]. Je pense que Xuan sera d’accord si j’ajoute que l’Union européenne est un autre «big problem» dont on ne peut plus éluder la solution. Il nous faut briser le carcan européen et sortir de l’idéologie trotskiste, aujourd’hui véhiculée par Ian Brossat (on va révolutionner l’UE de l’intérieur). Comme l’a très récemment montré Jacques Sapir, les promesses salariales actuellement faites dans le cadre de la campagne présidentielle (je ne fais aucune allusion à leur caractère éventuellement démagogique, comme celles d’Anne Hidalgo) sont illusoires dans le cadre de l’UE [8]. Et puis enfin, pour tenir compte de ce que le capitalisme monopoliste est actuellement mondialisé et placé sous commandement nord-américain, on doit absolument retenir ce qu’a écrit Daniel Arias, à savoir que «…la suprématie USA sur l’informatique, le matériel, le web, l’internet, le cloud et les logiciels est une menace pour la sécurité du pays» [9] Bref, peut-on considérer que l’interventionnisme fiscal préconisé par Fabien Roussel est, de par lui-même, susceptible d’entraîner, pour la raison que ça marcherait aux Etats-Unis, l’adhésion des masses populaires françaises derrière la candidature communiste? En quoi, surtout, peut-il réussir ?

    Finalement, il existe au moins quatre façons d’intervenir dans un débat important. La première est de ne rien dire. C’est une méthode connue, très ancienne. Je n’en dirai pas davantage à son sujet. La deuxième est celle de l’accord profond. Je suis certain que Bernard Sarton, qui exprime son soutien complet à Fabien Roussel, pense ce qu’il dit. En l’exprimant de façon louangeuse, il estime renforcer la position politique de celui dont on parle. La troisième façon est celle que je me suis efforcé de mettre en œuvre. Elle est critique, avec tout ce que cela peut comporter de déplaisant, mais considère que c’est de la critique que naîtra l’accord recherché. Enfin, je pense qu’il en existe une quatrième. Elle consiste à faire comme si elle lisait entre les lignes et pouvait imaginer ce que Fabien Roussel a voulu réellement dire lorsqu’il s’est exprimé de manière parfois très insuffisante. Quelle est la bonne méthode? Hic Rhodus, hic salta. Il va bien falloir choisir.


    [1] Daniel Arias : «Les grands monopoles se sont encore concentrés depuis les écrits de Lénine, l’automobile, le transport, et très récemment la presse, où l’OPA de Vivendi sur Lagardère, menant à la concentration des deux plus gros éditeurs en France sur fond de querelles judiciaires entre milliardaires et fonds de pension américains».  (H et S, 19/09/21). A cette liste, j’ajoute (JCD) le commerce de détail, l’agro-alimentaire, les télécommunications… 

    [2] Comme l’écrit Christian Lourdin : «Les Français n’ont jamais vécu sous le socialisme, que je sache! L’opinion qu’ils en ont eu a toujours reposé sur celle exprimée dans les médias à 95% bourgeoises. Alors il faut se baser sur l’expérience de ceux qui ont vécu le socialisme réel et ont eu le loisir de le comparer au capitalisme réel depuis 30 ans. Leur verdict est formel, il n’y a pas photo».

    [3] Elizabeth Martens, Histoire du Bouddhisme Tibétain : La Compassion des Puissants, L’Harmattan, 2007; Maxime Vivas, Ouïghurs, Pour en Finir avec les Fake News, Editions La Route de la Soie, 2020.

    [4] Gilles Mercier, : «Il s’agit de regagner les abstentionnistes et ainsi de devenir incontournable pour essayer de refaire la stratégie de l’alliance au détriment du contenu», Faire Vivre et Renforcer le PCF, texte posté le 09 septembre 2021.

    [5] Jeanne Labaigt : «Il faut, on doit, il est nécessaire (cela ne peut pas ne pas être comme diait Aristote) d’adosser toute campagne active sur une théorie partagée et produite collectivement. Il faut que le but soit clair, aller vers le communisme en passant par le socialisme et une RUPTURE (sic), pas un aménagement» (H et S, 18/09/21). Mireille Popelin : «Il faut parler du but, le socialisme. C’est cela qu’il faut dire aux travailleurs et non ripoliner la façade du capitalisme» (H et S, 21/09/21). Jean-François Dron : «Il faut mettre en place une véritable stratégie de changement de système économique, donc de passage au socialisme» (H et S, 20/09/21).

    [6] Bernard Sarton, Faire Vivre et Renforcer le PCF, texte posté le 19 septembre 2021.

    [7] Xuan, H et S, (18/09/21).

    [8]Jacques Sapir, «Du Social à la Souveraineté, Réflexions sur la Campagne des Présidentielles» (Blog économique). Cet article a été diffusé sur le blog de Jean Lévy, le 21/09/21. 

    [9]Daniel Arias,( H et S, 19/09/21).

     

    source: https://histoireetsociete.com/

    « Jean-Claude Delaunay : questions à Fabien Roussel, candidat du Parti communiste à la prochaine élection présidentielle (I)…(H&S-17/09/21)Les infos de l'Union Locale Cgt de Brest du 24 septembre 2021. ( Fb.com - 24/09/21 ) »
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