• « Nous basculons vers un droit pénal de la sécurité, qui traite le suspect en criminel »-par Mireille Delmas-Marty (tribune LeMonde.fr-23/10/20)

    Gérald Darmanin et Emmanuel Macron, en déplacement à la préfecture de Seine-Saint-Denis, à Bobigny, le 20 octobre.Gérald Darmanin et Emmanuel Macron, en déplacement à la préfecture de Seine-Saint-Denis, à Bobigny, le 20 octobre.

    Nous savions que la démocratie était fragile, mais nous pensions que le triptyque « démocratie, Etat de droit, droits de l’Homme » qui la caractérise résisterait aux dérives. Or nous découvrons, depuis les attentats de New York en 2001, qu’il a pu facilement être détruit en quelques années dans la plupart des Etats occidentaux, y compris en Europe et dans notre propre pays : assassinats ciblés, société de surveillance, enfermement préventif, justice prédictive, internements de sûreté marquent un basculement vers un régime autoritaire. D’un droit pénal de la responsabilité, qui fonde la punition sur la preuve de la culpabilité et la proportionne à la gravité de la faute, nous basculons vers un « droit pénal de la sécurité », un droit policier, voire guerrier, qui traite le suspect en criminel et le criminel en ennemi hors la loi.

    Neutralisant la présomption d’innocence et remplaçant la responsabilité par une dangerosité indémontrable, ce droit sécuritaire ajoute à la punition une « mesure de sûreté » à durée indéterminée. Mis en place à propos des délinquants sexuels (2007), il s’est étendu depuis 2015 au terrorisme. Puis la pandémie a encore renforcé l’obsession sécuritaire, et la folie normative s’est emparée de nos sociétés de la peur, d’autant plus facilement que la combinaison « traçage, affichage, puçage… » permet de contrôler des « populations » humaines, assimilées à des produits dangereux. C’est dans ce contexte que la France avait adopté, pour lutter contre le terrorisme, plusieurs textes censurés par le Conseil constitutionnel en tout – loi relative aux contenus haineux sur Internet –, ou en partie – loi instaurant des mesures de sûreté qui s’ajoutent à l’exécution de la peine.

    Et voici que l’assassinat particulièrement barbare d’un professeur qui enseignait la liberté d’expression par un jeune réfugié tchétchène se revendiquant de l’idéologie islamiste incite certains courants à remettre en cause le pouvoir du juge constitutionnel, voire à durcir le droit des migrations.

    « Les juges risquent d’être stigmatisés s’ils jouent leur rôle de gardiens des libertés »

    Au stade actuel, le juge reste un rempart contre les dérives sécuritaires, mais un rempart qui s’affaiblit, au motif qu’en empiétant sur le pouvoir législatif, on instituerait un « gouvernement des juges » synonyme de « déficit démocratique ». Or la démocratie ne consiste pas seulement dans la majorité des suffrages, qui peut très bien conduire à des despotismes « légaux ». Elle suppose la résistance des droits de l’homme, et de l’Etat de droit, et le rôle du juge est d’autant plus important que la banalisation de l’état d’urgence légitime un transfert du pouvoir législatif à l’exécutif. Dans notre monde de rapports de force politiques, militaires, économiques, mais aussi médiatiques et culturels, le droit risque plus que jamais d’être instrumentalisé pour justifier le système, et les juges stigmatisés s’ils jouent leur rôle de gardiens des libertés. 

    D’au­tant que la perma­nence des crises (terro­risme, pandé­mie, chan­ge­ment clima­tique, révoltes sociales, désastre huma­ni­taire des migra­tions…) et l’im­mi­nence des catas­trophes qu’elles annoncent (au plan natio­nal, euro­péen, voire global) pour­raient rapi­de­ment nous submer­ger si nous ne parve­nons pas à unir nos efforts pour éviter, à la fois, le grand effon­dre­ment annoncé par les collap­so­logues et le grand asser­vis­se­ment préfi­guré par le modèle chinois.

    Pour unir nos efforts, il n’est pas néces­saire de construire un Etat mondial, mais il ne suffit pas de juxta­po­ser les diffé­rences. Encore faut-il les ordon­ner, dans un proces­sus d’hu­ma­ni­sa­tion réci­proque, autour de valeurs communes inspi­rées par les diverses visions de l’hu­ma­nisme. Et encore faut-il que le droit renforce les respon­sa­bi­li­tés et que des juges impar­tiaux et indé­pen­dants en garan­tissent la mise en œuvre, orga­ni­sant les inter­ac­tions entre acteurs et entre niveaux norma­tifs. Cela implique un rééqui­li­brage entre les liber­tés indi­vi­duelles et les soli­da­ri­tés collec­tives ; entre l’es­prit de respon­sa­bi­lité et le devoir d’obéis­sance ; entre l’in­dé­pen­dance et l’in­ter­dé­pen­dance. Or ce rééqui­li­brage, chacun de nous devra le faire d’abord en lui-même pour renon­cer à certains excès auxquels le « produc­ti­visme-consu­mé­risme » nous a habi­tués.

    (…) 

     

     

    « Port du masque à 6 ans : avons-nous perdu (l’âge de) raison ? (Tribune parue sur Liberation.fr-1/11/20-9h00)CRISE SANITAIRE : LA TENTATION DES POUVOIRS EXCEPTIONNELS (ldh.fr-27/10/20) »
    Partager via Gmail Yahoo! Pin It

    Tags Tags : ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :