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Vers la fin de la guerre impérialiste au Yémen ? (IC.Fr-9/02/21)
M. Biden a annoncé le 4 février 2021 que Washington, exigeant la fin de la guerre contre le nord du Yémen unilatéralement engagée par Riyad en mars 2015, allait suspendre toute assistance et toutes ventes d’armes pouvant contribuer à la poursuite d’un conflit meurtrier, à la fois directement, du fait en particulier de bombardements qui ont tué ou blessé d’innombrables civils, et indirectement, en conséquence d’une crise alimentaire et sanitaire depuis longtemps toujours plus dévastatrice ; il a confirmé la nomination d’un émissaire pour le Yémen, M. Timothy Lenderking, diplomate assurément compétent et doté d’une large expérience orientale ; la diplomatie du royaume wahhabite a répondu immédiatement, en termes évidemment diplomatiques, que l’initiative du nouveau président étatsunien allait tout à fait dans le sens de ses propres vœux de trouver une issue politique et non point militaire à la guerre.
Une « solution politique globale » ?
Termes diplomatiques, certainement convenus à l’avance entre Washington et Riyad, mais pas forcément tout à fait insincères puisqu’il y a longtemps que les forces « houties » d’Ansarallah, non seulement progressent au sol, mais se montrent capables de frapper l’ennemi sur son propre territoire, parfois avec une particulière sévérité (l’on se souvient certainement de l’exploit technique des terribles frappes missilières – quelques missiles de croisière mais aussi en partie, probablement, des missiles embarqués par des drones – sur Abqaïq et Khurais, dans l’est séoudien, le 14 septembre 2019, dont l’effet fut de réduire pendant un certain temps la production du royaume de plus de moitié, avec un retentissement mondial – moment magnifique où le misérable martyrisé, sans causer un seul mort, giflait à la volée devant les spectateurs du monde entier les plus scandaleux et cruels despotes patrimoniaux de la planète). Incapable de gagner la guerre contre des va-nu-pieds héroïques (le colonel Nasser avait déjà confié en 1967 que sa guerre du Yémen était son Vietnam…), les dominants ne sauraient ne pas placer désormais leur espoir – comme en Syrie au fond – dans une « solution politique globale », selon l’expression employée immédiatement par Riyad ; chacun doit comprendre ce que cela veut dire : discuter d’une transaction inéquitable, sous l’arbitrage au fond de tiers partiaux, entre des criminels de guerre avérés, parfaitement indignes de confiance, et leurs victimes.
L’ « oubli » finalement corrigé – en apparence – du retrait de la récente décision de l’Administration Trump de porter Ansarallah sur la liste des organisations « terroristes globales »
Certains ont pu juger étrange que la mesure la plus immédiatement efficace n’ait pas été d’emblée annoncée par M. Biden – celle qui eût consisté à revenir sur la décision de l’Administration Trump de porter Ansarallah [« les Houthis »] sur la liste des organisations terroristes ; seul un tel retrait pourrait en effet emporter des conséquences immédiates sur le chapitre, mis en avant par le nouveau président, de la « catastrophe humanitaire » ; puisque toutes relations avec de supposées ou prétendues organisations terroristes exposent les organisations humanitaires à des sanctions, la décision prise par la précédente équipe étatsunienne – avec effet au 19 janvier, veille de l’Inauguration Day de M. Biden ! – ne saurait ne pas paralyser une aide vitale ; de plus, il est difficile d’envisager des négociations sérieuses avec les représentants d’un mouvement terroriste, exposés d’ailleurs à se trouver arrêtés et jugés eux-mêmes comme terroristes ; enfin, le propos bidénien étant tout autant de détruire le gros du travail de M. Trump que celui de ce dernier avait été de ne rien laisser subsister de celui de M. Obama, l’on pouvait être surpris de voir « oubliée » une décision tardive, prise dans les derniers temps de la présidence sortante.
Il me semble, pour comprendre la portée de ce qui se déroule à Washington sur le chapitre qui nous occupe, qu’il est commode de procéder en deux temps – et ce dernier terme est adapté – : s’interroger [1] d’abord sur ce qu’il était possible de penser après avoir entendu le silence, si l’on peut dire, de M. Biden, dans son discours du 4 février, sur le point du « terrorisme » d’Ansarallah, et [2] ensuite seulement sur la signification de la forme et du contenu de la correction de ce silence par « le Département d’État » [mais qui donc au Département d’État ?] le 5 février vers la fin de la journée.
[1] Ici, pour conjecturer avec une certaine plausibilité – ce en quoi consiste une bonne part de la réflexion sur des relations internationales dans lesquelles la discrétion, le secret, la dissimulation et le mensonge tiennent une grande place, ne serait-ce, à l’âge contemporain, que parce que l’impérialisme n’a ordinairement aucun intérêt à la sincérité, mais doit travestir ses intentions véritables, toujours tortueuses et souvent monstrueuses, pour les rendre plus acceptables –, il faut se poser simplement la question « sous quelle condition puis-je comprendre une parole ou un silence, une [absence de] décision ou une situation qui ne vont pas tout à fait d’eux-mêmes au regard de l’observateur raisonnablement attentif ? » – ici l’improbable « oubli » d’une décision de M. Trump, effectivement catastrophique d’un point de vue humanitaire.
M. Biden n’a pas seulement parlé dans son discours du 4 février de la catastrophe humanitaire ; la guerre du Yémen, a-t-il dit, « has created a humanitarian and strategic catastrophe », a fait naître une catastrophe humanitaire et stratégique ; de quelle catastrophe stratégique parle donc M. Biden ? il ne s’intéresse bien sûr pas au point de vue des « Houthis », lesquels peuvent d’ailleurs s’enorgueillir de l’immensité de leurs succès au regard de la modestie de leurs moyens ; la catastrophe ne saurait être autre que celle qui tient à la faiblesse démontrée, malgré un surarmement délirant dont les industries de guerre étatsuniennes se sont considérablement enrichies, de la riche protégée de Washington, aux menaces nouvelles pesant sur les intérêts capitalistes internationaux, secoués par l’affaire à tous égards explosive d’Abqaïq et Khurais, et bien entendu au renforcement objectif, dans la durée, malgré l’énormité et le cynisme des moyens mis en œuvre pour l’affaiblir, de l’Axe de la Résistance Téhéran-Sanaa-Damas-Beyrouth (versant Hezbollah bien entendu – car à Beyrouth il y a de tout).
Le propos du chef principal (nominal du moins) de l’impérialisme n’est donc certainement pas de mettre fin à la souffrance de millions d’hommes ; il est de solder l’affaire engagée avec cruauté mais aussi une certaine bêtise ou inculture historique par le prince héritier Mohammed ben Salmane, alors qu’elle menace toujours davantage de devenir vraiment désastreuse pour le royaume des « deux Saintes Mosquées » ; en maintenant le handicap « terroriste », Washington pouvait penser le 4 février accroître la pression en vue de la négociation sur les chefs « houthis », selon une démarche inhumaine dont il est douteux qu’elle eût pu porter les moindres fruits.
[2] Il est possible désormais d’apprécier la portée de la correction apparente du silence de M. Biden. On lit ici et là que cette correction – ce complément du moins – eût été apporté par le secrétaire d’État Blinken lui-même, oralement, tard dans la journée du 5 ; mais il semble que les choses se soient passées différemment ; il est frappant en particulier que, recevant la presse dans l’après-midi du 5, M. Ned Price, porte-parole du Département d’État, se soit montré assez flou sur ce chapitre particulier, tout en rappelant les préoccupations humanitaires supposées de la nouvelle Administration (dont on pourra mesurer la sincérité au Venezuela ou en Iran par exemple…) ; les mieux informés attribuent l’expression des sentiments et projets du Secrétaire Blinken à un « officiel » anonyme de sa propre administration, ce qui est formellement un peu léger, pour le moins ; l’on comprend toutefois que se trouve 1/ engagée une démarche tendant à rapporter l’inscription des « Houthis » sur la liste des organisations terroristes, sans qu’en soient précisées les étapes ; 2/ démarche justifiée exclusivement par l’urgence humanitaire ; 3/ et n’impliquant aucunement une infirmation au fond des vues de l’Administration Trump, jugées finalement non pas inappropriées politiquement ou moralement mais inopportunes humanitairement ; selon les mots (absurdes) prêtés à cet « officiel », il n’est évidemment pas question de renoncer au fond à la caractérisation qu’appelle « their [les « Houthis »] reprehensible conduct, including attacks against civilians and the kidnapping of American citizens » (!!!) – je ne traduis pas ces inepties, c’est inutile. Que dire ? qu’à l’évidence le propos n’est aucunement de reconnaître, au fond si l’on veut, le caractère – certes – non terroriste, et aucunement « global » bien entendu, d’Ansarallah ; mais simplement de retirer, formellement, une inscription sur une liste d’organisations terroristes afin, à l’abri d’un alibi humanitaire de la sorte dont raffole l’impérialisme tardif, de tourner une page désastreuse pour le camp atlantique large (incluant bien sûr monarchies réactionnaires et sionisme halluciné, désormais pleinement unis aux yeux du monde comme on le sait – mais il n’y a vraiment rien de nouveau si ce n’est la publicité donnée aux épousailles) ; ainsi, dans le temps même où l’on amorce un processus que l’on peut dire de déqualification, une manière de sous-fifre explique qu’il est purement instrumental et ne signifie nullement que le mouvement « Houthi » ne soit pas, au fond, « terroriste » (ce qui n’est assurément pas le cas si les mots peuvent avoir un sens et une signification distincts de celui que le rapport de forces leur injecte).
Ce qui est inacceptable pour Ansarallah
Il est inacceptable pour Ansarallah, 1/ d’accepter d’être délégitimée en voyant sa juste résistance absurdement caractérisée comme « terroriste » – et même « terroriste globale » –, et de participer ainsi à une négociation comme dans le sac du pénitent, 2/ de devoir, par la négociation même, reconnaître la légitimité d’un gouvernant illégitime qui a appelé et prétendu justifier l’agression séoudienne contre le Yémen ; l’inacceptabilité morale se double bien sûr ici de l’impossibilité à peu près technique qu’une négociation engagée dans le cadre d’une complète inversion accusatoire débouche sur quelque résultat satisfaisant que ce soit.
[1] Les Houthis ne sont pas plus terroristes que ne l’étaient les résistants français : ils s’opposent légitimement à un agresseur étranger qui bien entendu, dans la lutte pour les noms – ce que les juristes appellent processus de « qualification » –, souhaite que leur courageuse résistance soit qualifiée d’une façon infamante et propre à porter les effets de droit les plus dommageables pour eux.
Il est en effet, comme toujours, plusieurs guerres pour la qualification en cette affaire ; la première a affecté liminairement la question du fondement « légal » de l’action séoudienne ; j’y reviendrai en [2] ; la seconde guerre pour la qualification – résistance ou terrorisme – est celle que j’ai évoquée un peu plus haut, liée dans une certaine mesure à la première. Or, si les « Houthis » sont des soldats héroïques, capables de conduire le combat dans les conditions les plus ingrates, ils ne sont animés d’aucune vue takfiriste permettant de les assimiler aux miliciens sunnites les plus radicaux (tels ceux de l’État islamique) ; ils appartiennent d’ailleurs à un rameau du chiisme, le zaïdisme, qui n’est nullement le plus incompatible avec les vues du gros des sunnites [sunnites avec lesquels, au Yémen même, ils ont longtemps vécu sans difficultés véritables] ; leur assimilation pure et simple au chiisme duodécimain d’une bonne partie des Iraniens ou du gros des chiites libanais, aucunement porteur lui-même d’ailleurs, sauf en de très rares circonstances passées, de terrorisme en dépit des vues promues en Occident afin de nuire à Téhéran et au Hezbollah, est d’ailleurs très abusive, de même que l’allégation tendant à les évoquer comme des supplétifs de la révolution islamique iranienne dont on comprend en regardant une carte que son assistance à leur combat, répétitivement dénoncée, n’a guère la possibilité d’être quantitativement importante, si elle a pu être qualitativement, techniquement, décisive [en particulier en matière de missiles et de drones].
L’on serait bien en peine d’ailleurs de citer, venant de cette mouvance, des cas d’attentats de la sorte que l’on considère immédiatement comme « terroriste » ; ses membres ont plutôt été victimes eux-mêmes des attentats des cellules de Daech et d’al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) contre lesquelles il arrive aux monarchies patrimoniales du Golfe de lutter mais qu’elles utilisent bien entendu aussi de la même façon que le protecteur étatsunien et certains de ses alliés (que l’on songe à Londres et à ses White Helmets !)
La désignation d’Ansarallah comme mouvement terroriste a simplement manifesté le degré de dérèglement dans l’allocation des noms auquel était parvenue l’Administration Trump, tout particulièrement dans les derniers temps.
[2] Les « Houthis » ne peuvent reconnaître la légitimité d’Abd Rabbo Mansour Hadi, contre lequel ils se sont intelligiblement rebellés, et par suite celle de l’intervention de la coalition séoudienne ; ici, rudimentairement, quelques « faits » et un peu de « droit ».
1/ De M. Abd-Rabbo Mansour Hadi, la notice Wikipédia (et tous les journalistes à sa suite) porte qu’il est « Président de la République du Yémen. En fonction depuis le 25 février 2012 » ; si les juristes ne manquaient pas en général de courage et, absorbés par la bienpensance sociétale et les aspects « économiques » du droit, ne se fichaient pas éperdument désormais des petits peuples opprimés (ce n’était pas le cas il y a cinquante ans), ils objecteraient ; en effet, candidat unique, ARMH a été élu en février 2012 au suffrage universel pour un mandat transitoire de deux ans ; en janvier 2014, son mandat a été prorogé, selon une procédure dont la constitutionnalité était plus que douteuse, jusqu’en février 2015 (il ne s’agissait plus de suffrage universel mais d’accord entre « political factions », hors de tout cadre institutionnel formel) ; si bien que, lorsqu’il est supposé avoir lancé un appel à l’intervention des Séoud et de leurs amis, alliés et mercenaires, quelques jours avant leur offensive du 26 mars 2015, il n’était plus rien, il ne disposait d’aucun titre à agir comme chef de l’État.
2/ Or le principe de l’interdiction du recours à la force (Charte des Nations Unies, ch. 1er, art. 2 § 4) ne comprend que trois exceptions, la légitime défense, l’action militaire autorisée par le Conseil de Sécurité, ou l’ « intervention sur invitation » ; Riyad ne peut se revendiquer d’aucun des deux premiers titres ; quant au troisième, il implique que la personne habilitée à lancer l’invitation jouisse elle-même d’un titre incontestable, ce qui n’est donc pas le cas ici.
Il est bien sûr difficile de savoir ce que feront exactement les chefs de la rébellion ; mais il est fort improbable, de quelque façon qu’ils jouent la partie, qu’ils acceptent de se lancer vraiment dans un jeu aussi profondément faussé par leurs ennemis, dans lequel ils ne pourraient guère ne pas perdre à la longue après tant d’efforts magnifiques.
Stéphane Rials [8 février 2021]
Situation au 9 février 2020 d’après Liveuamap
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Tags : Yemen, Paix, Arabie Saoudite, Etats-Unis
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