• L’homme soviétique, qui fut-il ?-par Natalia ROUTKEVITCH (histoireetsociete.com-12/11/20)

    une jeune fille lisant au bord de la Neva à Leningrad, 1960s

    Oui c’est vrai j’ai connu ce temps des merveilles, celui où les poètes remplissaient des stades, où le niveau intellectuels de ces enfants de moujiks était parmi le plus élevé du monde, j’ai connu après Cuba et le même miracle, celui où un peuple s’approprie toute son histoire, tous ses écrivains, musiciens, poètes pour mieux s’ouvrir sur la culture universelle, même en France, j’ai vu à Marseille les dockers faire la queue pour une exposition de Picasso, parce que c’était leur peintre, lire Aragon… Et ceux qui pensent que l’URSS était une faillite parce que la consommation était insuffisante, devraient entendre les Russes d’aujourd’hui parler de ce à quoi ils avaient accès non seulement, un logement, un travail, la santé, mais aussi cette culture, ce savoir. L’homme soviétique était cette jeune fille lisant sur les bords de la Néva. (note de danielle Bleitrach)

    Cela va faire trente ans que l’Homme Rouge, né le 7 novembre 1917, a été envoyé dans les poubelles de l’histoire. Le contexte socio-culturel qui a rendu son existence possible a été complétement dévasté par le rouleau-compresseur de la société de consommation.

    Pourtant, ceux qui le traquent, eux, n’ont pas disparu; bien au contraire, ils sont toujours aussi nombreux à pourfendre la “mentalité d’esclave” de cette “créature soumise et formatée” qui “survivrait encore dans l’ex-URSS”, encouragée par une “politique néo-soviétique de certains dirigeants”.

    Encore plus qu’à lutter contre les dernières survivances du monde qui a sombré, les actions de ces militants de la “décommunisation intégrale” servent à déformer et dévoyer toute mémoire de ce qui fut l’homme soviétique.

    Préserver la vision plus riche, plus juste, plus nuancée de cette période de l’histoire est la tâche des générations qui ont encore connu ces sociétés de l’intérieur. Qui furent, pendant un certain laps de temps, “l’homo soviéticus”…

    Dans son long texte “Mais qui fut-il, l’homme soviétique?”, le philosophe russe contemporain Alexandre Panarine (1940-2003) a réalisé l’un des meilleurs décryptages post-mortem de ce type anthropologique.*****”Le “communisme russe” a brillamment résolu le problème essentiel de l’identité russe, celui de ses rapports avec l’Occident et de sa “dualité civilisationnelle”. Attiré par l’Occident, l’homme russe a toujours essayé de résister à cette attirance, mais il a fatalement échoué dans les deux entreprises: devenir l’égal de l’homme occidental ou s’en éloigner suffisamment pour devenir un type culturel à part.

    Le “communisme russe” a opéré une métamorphose anthropologique : le Russe barbare, habillé “à la cosaque”, s’est transformé en un type reconnaissable et respecté: le “prolétaire, la classe d’avant-garde”, doté d’un capital symbolique colossal aux yeux des forces de gauche occidentales, celles qui régnaient sur les esprits. Désormais, ce prolétaire d’avant-garde pouvait dialoguer avec l’Occident, d’égal à égal. Les traditions occidentales et les traditions slaves ont pu s’exprimer et se réconcilier dans le “marxisme russe”.

    L’homme soviétique a ainsi surmonté la “dualité civilisationnelle” de l’âme russe (si bien exprimée dans les débats entre les slavophiles et les occidentalistes du XIX-ème siècle) et a dépassé son complexe d’infériorité traditionnel en s’emparant de l’étendard d’émancipation humaine porté également par les progressistes européens.

    L’homme soviétique aurait pu (et selon de nombreux concepteurs du marxisme-léninisme, aurait dû) devenir un être unidimensionnel, déterminé uniquement par sa conscience de classe. Mais, il en fut autrement: l’homme soviétique a échappé à ce cadre étroit grâce à l’héritage culturel classique qu’il a fait sien.

    Comment expliquer le fait que des millions de jeunes gens soviétiques – filles ou garçons – qui ont appris à lire et à écrire dans la première génération ont commencé à dévorer les livres de Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski (des lectures qui, en Occident, ont été réservées aux élites)? Comment expliquer ce phénomène que des millions d’adolescents de tout l’énorme pays se sont identifiés aux personnages des romans et des poèmes du XIXème siècle ? L’alphabétisation totale, lancée par l’URSS, ne l’explique pas à elle seule. L’idéologie, encore moins: au contraire, elle essayait d’encadrer les lectures en y mettant des notices et des limites pour imposer une “vision de classe” adéquate.

    Mais le peuple a triomphé de l’idéologie : il s’est approprié, avec passion et profondeur, les chefs d’œuvre nationaux, en se servant des possibilités du nouveau système – de ses bibliothèques de masse, de la large mise en circulation de livres, de toutes les formes de culture de masse, comme des clubs et des centres d’amateurs, où les “enfants du peuple” sont rentrés dans les costumes des héros de Pouchkine mais aussi de Byron ou de Shakespeare. Le contraste entre le lecteur moyen soviétique et le lecteur moyen américain fut saisissant…

    Ainsi, il est difficile de savoir exactement qui a réellement créé cette nouvelle communauté nationale nommée “le peuple soviétique” : l’idéologie marxiste ou les grands classiques russes?

    Où l’homme soviétique s’est-il vraiment formé : dans une usine, dans des appartements communaux surpeuplés, dans un moule politique très fermé ou dans un monde de Pouchkine, Lermontov, Dostoïevski, Tchekhov, Tolstoï dont les héros furent tourmentés par des questions existentielles? Ceux qui qualifient aujourd’hui l’homme soviétique de “lumpen” mu iniquement par la haine de classe, ignorent le fait que Pouchkine, chéri dans l’URSS comme un trésor national, a converti les hommes et les femmes soviétiques à la noblesse et leur a transmis son sens de la liberté et de l’honneur .Si c’est devenu possible, c’est qu’à l’époque soviétique les études n’avaient pas seulement une valeur pratique: la valeur existentielle, émancipatrice de la culture était évidente pour tous.

    Cela a permis de remplir l’abstraction communiste d’un contenu spirituel, ancré dans le réel. Le deuxième grand pas dans ce sens fut franchi lors de la grande guerre patriotique quand les dirigeants ont trouvé des mots clairs et simples – sur la Mère Patrie, sur les grands ancêtres, sur la terre et les traditions – qui ont permis à la nation de se ressouder pour accomplir un effort surhumain qui lui a été demandé. La guerre patriotique, dans ce sens, est devenue une antithèse au coup d’État communiste d’octobre. Ce dernier fut un acte de la minorité mue par une doctrine tandis que la guerre de 1941-1945 a stabilisé le nouveau système en tant que système de la majorité patriotique, attachée à sa terre.

    Ainsi s’est achevée la formation de l’homme soviétique en tant que type culturel et historique spécial, qui a réussi à combiner l’idée internationale de protestation contre l’exploitation bourgeoise avec la grande idée nationale.”

    Natalia ROUTKEVITCH, le 7/11/2020

    source: https://histoireetsociete.com/

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