Le professeur Didier Raoult, infectiologue au CHU de Marseille, qui a surgi au milieu du tintamarre lié à l’épidémie de Coronavirus, a pu paraître étrangement détaché et insensible aux peurs, tout en étant déterminé à soigner le plus de monde possible. C’est ainsi qu’il a défié les autorités en proposant le dépistage systématique de la population au sein de son institut, l’ « Institut hospitalier universitaire Méditerranée infection ».
Raoult nous rappelle une particularité de la médecine depuis l’Antiquité, l’empirisme et le scepticisme, face aux systèmes de pensée du moment et aux intérêts qui organisent la recherche scientifique. Quoiqu’il en soit, son cas est remarquable par le fait que pendant l’épidémie de Coronavirus, il fut le promoteur du seul traitement utilisé à l’échelle mondiale pour contenir le développement du virus.
Le courage est sans doute lié à la position sociale, mais il doit aussi beaucoup au fait que l’individu est d’abord un héritier culturel, comme le suggère Louis Paul Le Gendre, arrière-grand-père de Didier Raoult, en 1924 : « L'ingénieuse théorie de Taine sur l'influence des milieux (note) est impuissante à expliquer seule la formation de toutes les œuvres, de tous les esprits et de tous les caractères ; mais elle y contribue. »
Pragmatisme, engagement et ouverture sur le monde
La réunion des familles Raoult et Le Gendre se fait en 1942 à l’hôpital par l’union d’une infirmière, Francine Le Gendre et d’André Raoult, médecin militaire.
Au XXe siècle, à l’époque où le rayonnement de la France s’appuyait sur un mélange d‘économie politique, le colonialisme et d’idéalisme universaliste, la famille Raoult se projetait très largement dans le monde. Didier Raoult est né à Dakar. Son père était breton. Ses grands-parents paternels étaient instituteurs près de Saint Brieuc.
En 1907, le grand-père, André Marie Raoult, né à Plélauff, en Bretagne « rouge », enseignait au Lycée français de Salonique, premier établissement de la Mission laïque française dans le monde. Pendant la Première guerre mondiale, il était mobilisé dans les groupes d’aviation, secteur dans lequel la France était en pointe. D’abord au 1er groupe à Dijon puis au 3e groupe de Bordeaux. En 1917, il était à l’école d’aviation de Châteauroux. (note)
Son fils André Raoult (1909-1978), père de Didier, est devenu médecin militaire. De 1931 à 1933, il est élève à l‘Ecole du service de santé de Dinan. Il entre en 1934 au Service de santé des troupes coloniales. Devenu médecin-lieutenant, il est élevé au grade de médecin-capitaine du 11e RAC (régiment d’artillerie coloniale, troupes de marine) en décembre 1938, alors qu’il est en service au Togo.
Pendant la Guerre, André Raoult est un membre du réseau de résistance franco-britannique « Mithridate » des forces françaises combattantes (FFC), groupe spécialisé dans le renseignement militaire, en liaison avec le MI6. (note)
En 1946, le gouvernement issu de la Libération lance une vaste enquête pour résoudre le problème de la faim au Sahel, « l’Organisme d’enquête pour l’étude anthropologique des populations indigènes de l’AOF (alimentation et nutrition) », communément désigné sous le nom de « Mission anthropologique ». André Raoult est l’un des cinq médecins de la Mission fixée à Dakar, auxquels s’ajoutent quatre pharmaciens, tous issus des troupes coloniales en poste en AOF (Afrique Occidentale française).
En 1953, en tant que médecin-colonel, il prend la tête du nouvel organisme qui en est issu, « l’Organisme de recherches sur l’alimentation et la nutrition en Afrique » (ORANA) dans le bâtiment duquel vit le petit Didier Raoult. Les travaux sont expérimentaux et tentent de décrypter les causes de la mortalité dans les différentes tribus étudiées. (note) Les traitements biochimiques appliqués font chuter la mortalité de 80% à 20%. (note)
Dans les Années 60 et 70, André Raoult publie sous l’égide de l’ONU (FAO) plusieurs études consacrées à la situation alimentaire et sanitaire en Afrique et dans le Pacifique. (note) Depuis 2015, une bactérie porte son nom, le Bacillus andreraoultii. (note)
Empirisme et esprit des Lumières
Les Legendre sont issus d’une famille de notables du département de l’Eure, notaires tout au long du XVIIIe siècle. Le plus illustre de ces notaires est le grand-père de Louis Paul Le Gendre, Pierre Nicolas Chrisôstome Legendre (1759-1853), par ailleurs laboureur, c’est-à-dire ici propriétaire, à Heuqueville.
Élu député à l’Assemblée législative (1791-1792), il a siégé dans le groupe majoritaire, sans jamais intervenir en tribune. (note) Il appartenait au groupe du centre dit des « Constitutionnels » (le futur « marais »). (note) Legendre démissionna le 2 avril 1792 pour « raison de santé ». (note) Il conserva des fonctions d’administrateur départemental sous l’Empire et fut maire d’Heuqueville entre 1806 et 1837. L’un de ses fils, Narcisse, lui succéda à la mairie.
Louis Paul Le Gendre (Paris 1854-1936) fut, comme Didier Raoult, infectiologue et lauréat de l’Institut. Destiné à l’Ecole normale supérieure, mais trop jeune pour s’engager durant la guerre de 1870, il se porte volontaire à l’Hôpital de la Marine de Rochefort-sur-Mer, guidé par un ancien médecin de Marine, père d’un de ses amis. Puis il fut médecin à l'Hôpital Tenon et fit l’essentiel de sa carrière à l’hôpital Lariboisière à Paris.
Charles Bouchard, républicain, petit-fils d’un soldat de l’an II qui parcourut pendant dix-huit ans les champs de bataille, fut le maître de Louis Paul Le Gendre, qui lui consacra une biographie qui pose les bases de sa vision personnelle de la médecine. Ainsi écrit-il :
« Le grand Recteur entendait attribuer à Charles Bouchard par la qualification de « médecin philosophe », non pas une tendance à faire rentrer dans le temple de la Médecine les idoles métaphysiques, définitivement chassées, mais la préoccupation d'aborder les problèmes les plus profonds et les plus généraux, de réaliser la synthèse des méthodes et la synthèse des résultats, le besoin d'ordonner en larges classifications les faits analysés, le souci de fixer par des généralités doctrinales le point de convergence de ses recherches. Philosophe encore était Bouchard par une prudente circonspection dans la marche en avant vers le progrès. (…) Philosophe enfin par la conviction de l'importance grandissante du rôle social de la Médecine et de la nécessité de rendre le Médecin digne de remplir ce rôle, en harmonisant son instruction avec les besoins de la société contemporaine. ». (Louis Paul Le Gendre, Charles Bouchard, son œuvre, son temps, Paris, 1924).
Dans la littérature médicale, on recense encore du Dr. Le Gendre 260 publications en plusieurs langues et 653 références. (note) Ses travaux portaient sur la pédiatrie et sur la thérapeutique liée en particulier aux intoxications et aux maladies infectieuses. Il fut lui-même atteint de tuberculose en soignant des officiers revenus du front. Il a survécu mais a dû abréger sa carrière.
À la fin de sa vie, il présidait la Société française d'histoire de la médecine. Auteur notamment d’une biographie du conventionnel Lakanal (note), dont l’œuvre en matière d’éducation publique est considérable, Louis Paul Le Gendre (note) était un bon républicain, rationaliste : « nous étions républicains, mais patriotes avant tout ». (note)
Dans son autobiographie, il souligne que son intérêt pour la médecine n’était pas dû à une passion particulière ou à une motivation liée à des intérêts, mais fut provoqué par les circonstances de la guerre de 1870 : « Comme Hauben (note) avait failli être séminariste, j'ai failli être professeur de lettres (note) ; comme Hauben, j'ai aimé avec passion la profession médicale, où le hasard m'avait jeté. Il y a des vocations qui ne se révèlent qu'à l'usage et quelquefois l'habit peut faire le moine. ».
Louis Paul Le Gendre avait attendu douze ans pour reconnaître son fils, Paul le Gendre (1878-1965). Né à Sèvres, Paul Le Gendre s’engagea à 18 ans dans les Chasseurs d’Afrique. Il passa par Saïgon, Oran.
Il se distingua pendant la Première guerre mondiale et fut décoré de la Croix de Guerre (étoile de vermeil) et de la Légion d’Honneur. À Marseille, Paul Le Gendre rencontra Lucienne Jorge, qui lui donna Francine (1912-2009), mère de Didier Raoult. Lucienne Le Gendre participa à la Résistance et fut déportée. (note)