• Le Canada fournit volontiers des armes à l’Ukraine… mais pas question d’alléger sa dette. ( les-crises.fr - 4/05/22 )

    Le Canada fournit volontiers des armes à l’Ukraine… mais pas question d’alléger sa dette. ( les-crises.fr - 4/05/22 )Le gouvernement canadien a affecté un demi-milliard de dollars à un nouveau financement d’armes pour l’Ukraine.

    Bien que l’Ukraine soit accablée par la dette due à ses créanciers internationaux, le soutien du Canada à ce pays n’inclut pas d’allégement de la dette. Il prévoit toutefois des armes et plus de prêts encore.

    L’Ukraine doit environ 125 milliards de dollars US au Fonds monétaire international (FMI), à la Banque mondiale, à l’Union européenne, au Canada et à d’autres créanciers internationaux, cela représente près de 80 % de son PIB. En plein milieu d’une vague de soutien envers l’Ukraine, aucun dirigeant occidental n’a demandé l’annulation de sa dette internationale.

    Depuis le début de l’invasion russe, l’Ukraine a payé des centaines de millions de dollars à ses créanciers internationaux et est censée payer des milliards de dollars de plus en frais de dette cette année. Entre janvier et mars, Ottawa a transféré à l’Ukraine une aide militaire d’une valeur d’au moins 83,8 millions de dollars. En plus de ces fournitures militaires, de nouveaux prêts sont en passe d’être accordés.

    En dépit des difficultés auxquelles est confrontée l’Ukraine et de l’accueil enthousiaste que reçoivent actuellement les gestes pro-ukrainiens, il n’y a pratiquement pas eu de discussion concernant l’allègement de la dette de l’Ukraine. Le Canada et d’autres puissants détenteurs de dette semblent soutenir l’Ukraine dans sa lutte contre la Russie. Il est moins évident qu’ils se soucient de l’économie, de la démocratie ou de la souveraineté de l’Ukraine.

    Ottawa et les réformes du marché ukrainien

    L’endettement a fortement pesé sur les trente années qui viennent de s’écouler depuis d’indépendance de l’Ukraine. Le pays a emprunté à plusieurs reprises auprès du FMI pour éviter le défaut de paiement. Ces emprunts ont donné au FMI et aux responsables politiques de l’élite au Canada et dans d’autres pays créditeurs un levier important pour faire pression en faveur de réformes néolibérales. Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, l’Ukraine a assumé un sixième de la dette de 68 milliards de dollars de l’URSS.

    Ottawa a fait pression sur Kiev pour que l’Ukraine ratifie un accord sur la dette de l’ère soviétique, conditionnant l’accès au crédit au service de la dette. L’aide canadienne dépendait de la privatisation des biens publics et de la libéralisation de l’économie. En 1994, le ministre des Affaires étrangères, André Ouellet, a déclaré : « Notre aide à l’Ukraine ne peut être effective que si le gouvernement ukrainien prend les mesures nécessaires pour mettre en place le cadre dans lequel une économie de marché peut se développer. »

    Au cours de cette période, Ottawa a parrainé diverses initiatives visant à promouvoir des réformes néolibérales, notamment la Conférence sur la réforme de l’Ukraine, le Projet d’appui au commerce et à l’investissement Canada-Ukraine, la Commission économique intergouvernementale Canada-Ukraine, l’Initiative commerciale Canada-Ukraine et le Projet de coopération législative Canada-Ukraine. Au milieu des années 1990, Ottawa a financé une initiative visant à permettre la privatisation des terres agricoles ukrainiennes, qui étaient jusqu’ici possédées par l’État. Comme le rapportait un article du Vancouver Sun en 1996, « depuis la disparition de l’Union soviétique, le Canada a engagé plus de 120 millions de dollars en aide technique pour aider l’Ukraine à effectuer la transition complexe vers une économie de marché. »

    En octobre 1994, plusieurs mois après que Leonid Kuchma soit devenu le deuxième président du pays, le Canada a accueilli une conférence spéciale du G7 pour promouvoir la « réforme » économique en Ukraine. Avant la tenue de cet évènement, le Toronto Star a rapporté que « le Canada s’engagera à fournir une aide pouvant atteindre 20 millions de dollars pour aider l’Ukraine à transformer son économie en un système de marché de rype occidental ». Selon le Star, en tant que « premier investisseur en Ukraine », le Canada a également poussé le FMI à accorder son tout premier prêt au pays.

    Dans les années qui ont suivi la conférence, l’Ukraine a vendu des milliers d’entreprises publiques. Des personnes bien placées ont souvent acquis ces propriétés pour une somme dérisoire, ce qui a donné naissance à une classe d’ « oligarques » puissants dont les intérêts sont antinomiques avec la démocratie.

    Les investisseurs occidentaux

    Pendant la crise financière de 1998, qui a ravagé la Russie et l’Ukraine, Ottawa a fait pression sur le FMI pour qu’il accorde à l’Ukraine le financement demandé. Comme, après avoir libéralisé son économie, le pays était devenu beaucoup plus vulnérable face aux chocs venus de l’étranger, Ottawa craignait que les réformes néolibérales ne prennent fin ou même soient contrecarrées. En 1999, le Globe and Mail rapporte que « le premier ministre Jean Chrétien a personnellement fait pression pour que le Fonds monétaire international accorde un prêt de plusieurs milliards de dollars à l’Ukraine lorsque celle-ci a été frappée par une crise économique l’an dernier. »

    Chrétien a exhorté les dirigeants ukrainiens à poursuivre des réformes économiques pourtant impopulaires. Il a alors précisé aux dirigeants ukrainiens : « Vous vous êtes engagés à bâtir cette force économique, à naviguer pour franchir le passage difficile d’une économie planifiée vers une économie de marché. Malgré les difficultés, je vous exhorte à maintenir le cap. » Selon une estimation publiée dans le Globe and Mail en 2001, le PIB de l’Ukraine s’est contracté de pas moins de deux tiers au cours des huit premières années qui ont suivi l’indépendance.

    Tout au long des années 2000, Ottawa a continué de promouvoir des politiques privilégiant le capital et les intérêts étrangers. La crise économique mondiale de 2008 a porté un dur coup à l’Ukraine, qui a dû se tourner à nouveau vers le FMI pour obtenir un renflouement. En 2009, comme le rapporte l’Ottawa Citizen, le Canada et l’Ukraine ont commencé des négociations de libre-échange, qui « se sont rapidement enlisées après l’arrivée au pouvoir du président pro-russe Viktor Ianoukovitch » en 2010. En 2014, poursuit l’article, « les négociations ont été discrètement relancées après l’éviction de Ianoukovitch. » Cette éviction est le résultat d’une révolte que le Canada a encouragée.

    Une grande partie de l’Ukraine occidentale était furieuse contre Ianoukovitch après son retrait de l’accord d’association Union européenne-Ukraine. Cependant, le rejet de l’accord par son gouvernement s’explique en partie par le refus de Bruxelles de l’aider à respecter les termes d’un accord avec le FMI. Le renouvellement du prêt du FMI exigeait l’application de « conditions extrêmement sévères », notamment l’élimination des subventions dans le domaine de l’énergie et d’autres aides publiques.

    Après la destitution inconstitutionnelle de Ianoukovitch, Ottawa a immédiatement annoncé un financement de 220 millions de dollars pour soutenir le nouveau gouvernement ukrainien. Toutefois, le ministre des Affaires étrangères, John Baird, a refusé de débloquer cette aide tant que les responsables du FMI n’auraient pas un plus grand contrôle sur la politique économique ukrainienne. Comme l’a dit Baird, « le FMI va vouloir négocier certaines des conditions [les plus strictes] ». Vingt millions de dollars de cette somme ont été affectés dans le but de fournir à l’Ukraine des « directives d’experts dont elle a besoin pour gérer cette importante transition économique ».

    Au cours de l’été 2015, le Premier Ministre canadien de l’époque, Stephen Harper, a rencontré le successeur de Ianoukovitch, Arseniy Yatsenyuk. Peu après, le nouveau PM ukrainien a appelé les investisseurs canadiens à acheter des entreprises publiques ukrainiennes. « Je ne veux pas que des magnats ukrainiens achètent ces entreprises d’État, a déclaré Yatsenyuk au Globe and Mail. Nous serions heureux de voir des Canadiens acheter des actifs ukrainiens et apporter à l’Ukraine une bonne gouvernance d’entreprise, de nouveaux investissements et de nouveaux emplois. »

    Trois ans plus tard, Stepan Kubiv, ministre ukrainien du développement économique et du commerce, écrivait dans le Financial Post du Canada :

    Notre stratégie commerciale est associée à un ambitieux programme de réformes économiques visant à rendre l’Ukraine plus attrayante pour les investissements occidentaux. Depuis 2014, nous avons réalisé plus de réformes qu’à aucun moment depuis l’indépendance. Nous avons déréglementé des secteurs de l’économie, rationalisé les réglementations commerciales et entrepris la privatisation d’entreprises publiques. Des réformes sont en cours pour améliorer les droits des créanciers et les droits de propriété intellectuelle.

    Armes gratuites pour tout achat de dette

    Depuis le coup d’État de 2014, le FMI, la Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement ont injecté plus de 10 milliards de dollars en Ukraine. En 2020, le FMI s’est félicité des améliorations de la situation budgétaire du pays, qui, selon lui, ont été « obtenues principalement par une réduction de la valeur réelle des salaires et des prestations sociales. »

    Trois décennies de réformes néolibérales ont été dévastatrices pour l’Ukraine. Les inégalités se sont considérablement accrues. Avant les bouleversements de 2014, le PIB de l’Ukraine était en fait plus faible que lorsqu’elle a déclaré son indépendance en 1991. Avant la récente invasion de la Russie, le PIB de l’Ukraine était environ 20 % inférieur au niveau qu’elle connaissait du temps de l’ère soviétique. Le PIB par habitant de l’Ukraine représente moins de la moitié de celui de la Russie et un cinquième de celui de la Pologne. La politique d’austérité a fait du pays un terrain fertile pour la démagogie d’extrême droite.

    Cette année, le PIB ukrainien a baissé de 16 % au premier trimestre et devrait chuter encore de près de 40 %. Il est difficile d’imaginer que le pays sera en mesure de rembourser intégralement sa dette internationale. Sans une remise substantielle de celle-ci, les créanciers exeerceront une influence encore plus grande sur l’économie et la politique du pays. Pour anticiper de nouvelles pénuries économiques, les associations ukrainiennes de la société civilee ont récemment lancé une pétition demandant l’annulation de la dette. Mais cette pétition a été largement ignorée par l’Occident.

    Dans le budget de la semaine dernière, le gouvernement fédéral a alloué un prêt d’un milliard de dollars à l’Ukraine. Les fonds seront acheminés par le biais du compte administré multi-donateurs nouvellement créé par le FMI pour l’Ukraine. Le budget prévoyait également un demi-milliard de dollars en nouveaux fonds pour l’achat d’armes. Depuis le 27 février, le Canada a annoncé trois nouvelles donations d’armes, dont 4500 lance-roquettes M72, 7500 grenades à main, 100 armes antichars Carl-Gustaf M2 et 2000 munitions. Les armes sont certes des dons, mais la plus grande partie de l’aide du Canada à l’Ukraine prend la forme de prêts..

    Lorsque les intérêts des détenteurs de la dette internationale et ceux des Ukrainiens ordinaires entrent en concurrence, il semble que les perdants soient toujours les travailleurs, les retraités et leurs familles. Les pays capitalistes riches s’empressent de fournir des armes pour permettre la poursuite des combats, mais restent muets quant aux demandes de l’allègement de la dette. Le fait que les armes soient une aide acceptable – mais pas le soulagement concret de la souffrance que l’annulation de la dette pourrait procurer – nous dit quelque chose de fondamental sur le système capitaliste.

    Concernant l’auteur

    Le dernier livre d’Yves Engler s’intitule Stand on Guard for Whom ? – A People’s History of the Canadian Military.

    Source : Jacobin Mag, Yves Engler, 12-04-2022

    Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

     Source : https://www.les-crises.fr

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