• Le désastre démocratique des élections régionales et départementales succédant au désastre démocratique des élections municipales impose de regarder les choses en face. Sans trop s’attarder sur le comportement invraisemblable d’Emmanuel Macron dont le parti, malgré son investissement (illégal) dans la campagne avec sa fameuse « tournée des régions » complaisamment et largement médiatisée, a réuni moins de 3 % des électeurs inscrits. Il a fallu attendre trois jours pour obtenir un commentaire répété par Gabriel Attal, perroquet attitré. Et assister à une pantalonnade musicale obscène dans la cour de l’Élysée pendant que sa police coursait par les villes et par les champs une jeunesse qui avait l’outrecuidance, après un an d’enfermement de vouloir s’amuser un peu. Ou bien cet homme ne se rend compte de rien, ou bien il s’en moque ce qui en dirait long sur le mépris qu’il porte au peuple français.

    Autre motif d’effarement, la façon dont le mainstream politico-médiatique donnait à voir un simulacre, en tirant doctement les enseignements politiques d’un scrutin qui n’en a produit qu’un seul : la France n’est plus une république de démocratie représentative. Lorsque les jeunes de 18 à 25 ans refusent catégoriquement de s’impliquer dans cette forme de vie de la cité, lorsque l’abstention monte dans les villes les plus pauvres jusqu’à 95 % (!), rétablissant une forme de suffrage censitaire, lorsque des exécutifs locaux vont se retrouver confiés à des gens représentant moins de 10 % de la population, qui peut parler sérieusement d’une démocratie représentative fonctionnelle ? Il y a déjà de nombreuses années et en particulier depuis la forfaiture liée au référendum trahi de mai 2005 que la désaffection démocratique prenait de l’ampleur. Le point où nous en sommes arrivés a un caractère insupportable, car il fausse tout et prive l’ensemble des institutions de leur légitimité et par conséquent de leur autorité. Et l’institution d’un quorum (c’est comme ça que cela s’appelle) pour valider une élection proposée par Jean-Luc Mélenchon, ou l’instauration du vote obligatoire, autant de pansements sur une jambe de bois, n’y changeront rien.

    La légitimité démocratique disparue

    Revenons-en une fois encore à Max Weber qui a défini la dimension politique de cette légitimité. Pour lui, le concept se rapporte à la notion de reconnaissance sociale. C’est socialement, et non juridiquement, que se définit la légitimité. Même si dans une démocratie, le pouvoir (Macht) réside dans la domination (Herrschaft) rationnelle et légale, la légitimité vient d’abord du respect de la loi, c’est une condition première, nécessaire, mais pas suffisante. Or, dans les faits, le régime Macron est terriblement éloigné de cette exigence. Inconstitutionnalité et illégalité à tous les étages, et les psalmodies régulières de ses soutiens, passant leur temps à invoquer la soi-disant légalité formelle de son arrivée au pouvoir n’y changeront rien. D’abord parce que c’est faux, puisque cette élection a été manipulée et truffée d’atteintes au droit. Et en particulier, avec la touche finale apportée par la justice liquidant judiciairement le favori pour permettre l’accession de Macron à l’Élysée alors qu’il avait recueilli 16 % des inscrits au premier tour. Et les Français clairement ou confusément le savent, ce qui explique leur rejet largement majoritaire du locataire de l’Élysée, souvent assorti d’une haine sans précédent. Mais ensuite ce rejet provient aussi de ce qu’après l’élection, la légitimité démocratique doit se valider jour après jour par un exercice du pouvoir régulé et contrôlé, dans un dispositif institutionnel fonctionnant normalement. Or, ce n’est clairement pas le cas du système Macron. Ce qui empêche la reconnaissance sociale de ce pouvoir minoritaire comme viennent encore de le démontrer les régionales et départementales.

    Parce que régulation et contrôle sont un des piliers de la démocratie représentative, celle dont Churchill disait que c’était le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Il s’agit d’un dispositif institutionnel minutieux et pragmatique qui doit organiser une domination de la majorité, fût-elle étroite, qui doit être acceptée par la minorité. Quelles sont les conditions impératives de cette acceptation ? D’abord, nous l’avons vu, que les représentants de la majorité prennent le pouvoir après une élection régulière dont la sincérité ne peut être mise en doute. Ensuite que ce pouvoir ait une durée limitée, pour que ce qui a été fait durant le mandat puisse être remis en cause après l’élection suivante en cas de changement. Et enfin que le pouvoir s’exerce dans un cadre strict qui est celui d’une Constitution et d’une organisation des pouvoirs publics qui prévoient séparation, équilibres et contrôles. Évitant ainsi les excès et validant en continu l’acceptation de la minorité battue lors du scrutin. Élaborée par Locke et Montesquieu, la théorie de la séparation des pouvoirs vise donc à séparer les différentes fonctions de l’État, afin de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus liés à l’exercice de missions souveraines. C’est cette organisation des pouvoirs publics qui s’applique chez nous depuis l’avènement de la IIIe République.

    Donc pour qu’elle puisse imposer son point de vue à la minorité, il est nécessaire que les représentants élus parviennent au pouvoir dans des conditions régulières et après un scrutin que l’on peut qualifier incontestablement de « sincère ». Et que cela soit reconnu comme tel par le corps social. C’est ce qui construit la première branche de la « légitimité » des gouvernants. Nous avons vu ce que l’on pouvait penser de l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, mais les scrutins suivants du fait d’une organisation chaotique comme l’ont été les municipales avec les deux tours éloignés de plusieurs mois, et maintenant régionales et départementales, et surtout d’une abstention qui les prive de sens ne peuvent pas être considérés comme des scrutins sincères.

    Donc pour gouverner après l’élection régulière, il existe une deuxième branche de la légitimité. Même si l’on est régulièrement parvenu au sommet de l’État, il doit exister pendant la durée du mandat un système de check and balance, c’est-à-dire de contrôle en continu pour la préserver avec celle de tout le dispositif dans lequel on exerce le pouvoir. Cette deuxième branche est désormais inexistante dans le système Macron.

    Nous allons voir que de la même façon que son arrivée au pouvoir était illégale et par conséquent illégitime, Macron exerce celui-ci dans un cadre qui n’a plus grand-chose à voir avec la légalité institutionnelle d’une démocratie représentative.

    Une Constitution en lambeaux

    Ayant perdu toute sa cohérence, la pauvre Constitution du 4 octobre 1958 est dans un triste état. Amoindrissement drastique de la souveraineté du pays au profit de l’UE, révisions (près de 30 !) visant systématiquement à en trahir l’esprit, volonté permanente de modifier notre texte fondamental qui est pourtant l’outil fondamental du fonctionnement de nos institutions, c’est une surenchère permanente. Notre Constitution est devenue un vague torchon que la classe politique considère comme le réceptacle de toutes ses démagogies et les gouvernants comme un colifichet inutile. Des 92 articles initiaux, il n’en reste aujourd’hui que 30 dans une Constitution qui en compte désormais 108. L’abaissement drastique de la valeur normative de la Constitution a ainsi permis à Emmanuel Macron de mettre en place un système à valeur de nouveau régime qui entretient des rapports très lointains avec un système légitime de démocratie représentative.

    Le « pouvoir législatif » incarné par un parlement croupion enrégimenté par le pouvoir exécutif

    La catastrophe institutionnelle provoquée par l’adoption du quinquennat voulue par Jacques Chirac combinée avec l’inversion du calendrier décidée par Lionel Jospin a complètement transformé le pouvoir législatif en France. Les élections législatives de juin 2017 ont vu un taux d’abstention colossal de près de 60 % des inscrits. L’Assemblée nationale n’a donc plus aucune représentativité politique, sociologique, sociale et économique digne de ce nom. Deux exemples qui démontrent l’inanité du système : les ouvriers et les salariés d’exécution des services sont autour de 40 % de la population active de notre pays ils ont… zéro représentant à l’Assemblée.

    Ce parlement croupion, humiliant pour la France, est fort utile à Emmanuel Macron qui l’a complètement enrégimenté. Il n’est que de voir comment sont fixés les ordres du jour, proposés des textes liberticides adoptés sans aucune discussion véritable pour mesurer l’ampleur du désastre. Législatif et exécutif ne sont plus séparés dans notre pays.

    Le ralliement à l’exécutif du pouvoir judiciaire

    La question du « troisième pouvoir » se complique un peu en France dans la mesure où le « pouvoir judiciaire » le troisième de la trilogie de la séparation, s’exerce chez nous au travers de quatre ordres de juridictions constitutionnel, judiciaire, administratif, et financier. Coiffés chacun par une forme de Cour suprême. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué…

    C’est le seul « ordre judiciaire » celui coiffé par la Cour de cassation qui est qualifié dans la Constitution « d’Autorité judiciaire ». Mais ce sont les quatre qui exercent chacun pour sa part la mission de contrôle global que l’on peut qualifier de « pouvoir judiciaire ». Qui est là justement pour assurer les équilibres voulus par le principe de séparation des pouvoirs. Et c’est le ralliement de ces quatre ordres de juridiction, constitutionnel, judiciaire, administratif et financier au macronisme qui pose désormais un problème considérable.

    La question du quatrième pouvoir, celui de la presse

    La presse est considérée depuis fort longtemps comme un contre-pouvoir dans une démocratie représentative. C’est la raison pour laquelle sa liberté et ses privilèges sont protégés. Cela explique aussi le statut qui fut mis en place à la libération pour la faire échapper à l’emprise des grands pouvoirs économiques. Cette période est définitivement terminée. La grande presse française est entre les mains de neuf oligarques qui tiennent la presse écrite et audiovisuelle. Le rôle qu’ils ont joué à son avènement d’Emmanuel Macron est suffisamment clair pour que personne ne puisse avoir de doute concernant leur soutien à celui qui est directement leur représentant.

    Toutes les études démontrent l’aversion et la défiance de l’opinion publique populaire pour cette presse, considérée comme aux ordres du pouvoir. Son attitude pendant la crise des Gilets jaunes et au moment des luttes contre la réforme de la retraite n’a pas été susceptible leur faire changer d’avis.

    Et comme au ralliement de tous les organes juridictionnels de contrôle s’est ajouté celui des plus importantes Autorités administratives indépendantes et en particulier du CSA chargé du contrôle de l’audiovisuel. Qui ne voit aucun inconvénient par exemple à ce qu’en violation de la loi, le service public refuse le pluralisme pour relayer servilement la propagande de l’exécutif. Il n’y a plus en France de quatrième pouvoir digne de ce nom. Scrutins insincères sans valeur démocratique, pouvoirs séparés et institutions de contrôle ne fonctionnant plus, s’étant ralliés ou étant contrôlés par le pouvoir exécutif, on ne peut plus sérieusement prétendre que la République française est un système de démocratie représentative régulier.

     

    Régis de CASTELNAU 
     
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    Voici la réaction d’un certain nombre d’officiers républicains et patriotes à l’appel de 1000 militaires qu’a soutenu Mme Le Pen et qui défraie la chronique depuis quelques jours.

    Bien entendu, ces officiers de haut grade ne s’expriment pas comme le feraient les communistes internationalistes que nous sommes, mais ils ont le double mérite 

    a) de distinguer entre les symptômes et les causes profondes du malaise français, 

    b) d’appeler à une rupture de la France avec la domination du capital financier, avec la “construction” européenne qui détruit notre pays, avec la politique linguistique du “tout-anglais” et avec l’OTAN, qui nous asservit à l’impérialisme atlantique.

    Georges Gastaud


    « Les Français ont besoin d’un projet ». En aucun cas d’une guerre civile.

    REPONSE A L’APPEL DE MILLE MILITAIRES

    Jugeant qu il y a péril en la maison France vingt officiers généraux de la
    deuxième section et plus de mille militaires en retraite ou du cadre de réserve ont lancé un appel aux instances gouvernementales.
    Voici sans esprit de polémique l’opinion émise à titre personnel par un groupe de citoyens qui ont en commun d avoir servi à une période active de leur vie comme officiers dans l une des trois Armées . C’est à ce titre qu ils partagent une inquiétude concernant le présent et l avenir de la France qu à terme plus ou moins rapproché ils lègueront à leur descendance

    Ce faisant aucun ne revendique pour autant la représentation de l opinion des militaires d’active ni ne suggère un quelconque engagement de la part de ces derniers , eux qui sont dédiés à servir activement et souvent au péril de leur vie leur nation considérée comme un tout

    “L’heure est grave, la France est en péril, plusieurs dangers mortels la menacent.” (…)
    “Aussi, ceux qui dirigent notre pays doivent impérativement trouver le courage nécessaire à l’éradication de ces dangers. Pour cela, il suffit souvent d’appliquer sans faiblesse des lois qui existent déjà. N’oubliez pas que, comme nous, une grande majorité de nos concitoyens est excédée par vos louvoiements et vos silences coupables.”

    Ces militaires font un constat que l’on ne peut que partager dans sa généralité mais apparaît plus discutable quand on en vient au choix plus précis des dits dangers.
    Quant à la solution pour éradiquer le grand péril, il apparaît n’être qu’un vœu pieux
    En effet quand on veut soigner un mal il convient de distinguer les symptômes et la racine du mal proprement dite et donc de distinguer le traitement de confort comme disent les médecins du traitement curatif. Ils sont complémentaires. Le premier sans le second est inopérant et, le plus souvent, le second n’est pas humainement supportable sans l’apport du premier.

    C’est dans cette approche que réside notre désaccord car si nous partageons la définition de ces dangers ils nous apparaissent comme les simples symptômes d’un mal plus profond à la racine duquel il convient de s’attaquer si l’on veut que la France survive. N’est-il pas illusoire de demander à ceux qui instillent le poison de façon probablement consciente et sans doute en toute sincérité de bien vouloir changer de seringue pour nous instiller le contre-poison ?
    Dans sa grande majorité la classe politique de notre pays servie par un système parlementaire plus que séculaire a été depuis des décennies dévoyée par la haute finance qui détient les cordons de la bourse et la maîtrise des grands médias et qui décide donc de qui sera ou non élu, servie en cela par toutes sortes de relais que sont parmi d’autres Bilderberg, Davos, le CRIF et les fratries.

    Cette classe politique que Jean Pierre Chevènement alors lucide avait qualifiée de pareille-au-même, servie par une administration solide et déférente, n’est là que pour faire exécuter les diktats de ceux qui détiennent le pouvoir c’est à dire la haute finance, diktats relayés par l’organisation de la communauté européenne composée de plus de 25000 fonctionnaires qui n’ont été élus par personne mais sont investis de l’autorité que leur confèrent les traités.

    Alors qu’il s’agisse d’immigration, de délitement de la nation et de la
    multiplication des zones de non-droit, de et de montée de la haine entre communautés, la classe politique aux manettes ne fait que suivre la feuille de route qui lui est dictée devant aboutir à la de la nation très ancienne que nous sommes, obstacle symbolique au mondialisme montant qu’il convient de faire disparaître.

    Ce qui met mortellement en péril la France, c’est tout simplement le libéralisme effréné qui est inscrit dans le marbre des traités dits européens se traduisant par la désindustrialisation du pays tout autant que par l’abaissement de notre langue, l’emploi du globish par les médias, la publicité envahissante et …le chef de l’Etat lui-même, c’est aussi la destruction de l’outil de l’énergie nucléaire et la politique d’auto-flagellation au plus haut niveau et en toute occasion, c’est encore le délitement de l’éducation nationale et de la politique de santé publique, c’est enfin la mise en résidence surveillée de 66 millions de Français avec port obligatoire de la muselière.

    C’est tout cela que souligne notre servile alignement sur la doctrine politique et militaire anglo-saxonne que concrétisent notre appartenance à l’OTAN et notre souveraineté perdue.

    Chers camarades militaires voilà ce que nous pensons être de notre devoir de vous répondre.
    Votre appel parle à juste titre de gilets jaunes. Et si c’était la voie qui permette enfin d’attaquer le mal à la racine tout en appliquant les mesures que vous préconisez pour le traitement de confort dont notre nation ressent un très urgent besoin ? Rappelons cette brève citation du alors Président Charles De Gaulle : « Les Français ont besoin d’un projet ». En aucun cas d’une guerre civile.

    Sous signature de

    Claude Gaucherand, contre-amiral (2S), Alain Corvez, colonel -Terre (er), Bernie Le Van Xieu, colonel-Terre (er) Jean-Marie Lauras, colonel (Air) (er), Jean Marie Six IGA (2S), Jacques Hogard, colonel-Terre (er),
    Michel Debray, vice-amiral (2S), Olivier Frot,commissaire colonel-Terre (er) Michel Lucas colonel-Terre (er), Hubert de Gevigney, contre-amiral (2s) Philippe Bourcier de Carbon, capitaine de frégate (er), Vivian Gauvin lieutenant-colonel (Air) (er), Jean Baptiste de Fontenilles, colonel Terre (er), Regis Chamagne colonel (Air) (er)

     

    source:  https://www.initiative-communiste.fr/

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  • Nous publions ci-dessous la deuxième partie de l’étude de Jean Nanga sur . Pour la partie 1, voir Kwame Nkrumah et la lutte de classe: "African personality", conscientisme et panafricanisme dans le capitalisme-Partie I

     

    Introduction aux trois parties : 1960 est l’année du passage du Ghana au statut de république, Kwame Nkrumah en devenant le président. Soixante ans plus tard, il demeure en Afrique une référence majeure. Cependant, il y a cinq décennies déjà, le philosophe Paulin Hountondji avait lancé un appel : « L’échec de Nkrumah mérite d’être médité ». C’est à une compréhension de cet échec que veut, modestement, contribuer ce texte.

    CPP : Entre socialisme africain et socialisme

    Car, malgré la mention, alors considérée comme nouvelle, de la “lutte des classes” dans le discours de certains membres d’un CPP (devenu parti unique en janvier 1964), Le Consciencisme demeurait encore attaché à l’African personality, au socialisme africain, alors ardemment défendu par maints dirigeants du CPP. Certes, la “Révolution” ghanéenne était censée entrée dans une nouvelle phase après l’instauration (par voie référendaire) du monopartisme (au nom aussi de la supposée tradition africaine), avec le lancement du plan septennal (1964-1970), mais celui-ci a été considéré par Ikoku comme une « politique économique […] orientée vers le socialisme, mais mise en œuvre par des hommes hostiles au socialisme, liés au capitalisme étranger, et souvent corrompus » (op. cit., p. 214). De son côté Y. Bénot a parlé du « Ghana socialiste [qui] manque de socialistes » (op. cit., p. 243). L’hétérogénéité sociale, idéologique, du CPP, mise sous le tapis pendant la phase de la lutte anticoloniale, pour l’indépendance nationale, le non progressisme de l’entourage britannique de Nkrumah (souligné par L. Kaba) s’exprimaient derrière cet attachement de la majorité de la direction du CPP au socialisme africain, ce rejet de la lutte des classes, qui ne s’appuyait nullement sur une sociologie de la société ghanéenne d’alors, sur laquelle était censée s’appuyer la politique sociale de l’État ghanéen selon Nkrumah. C’est, par exemple, le déni de la lutte des classes qui explique l’insignifiance des expressions supposées de l’antériorité du “socialisme africain” à l’égard du marxisme, présentées par Baako, sans allusion à la question fondamentale de la propriété privée des moyens de production dans la société ghanéenne post-coloniale ainsi que des classes sociales qui lui sont liées. Sinon, en la considérant de façon assez légère, comme le rapporte Yves Bénot : « Il [Baako] avait déclaré quelques semaines plus tôt [en avril 1964], à un meeting organisé par les syndicats, que le socialisme était une affaire de cerveaux, et non de richesse et de pauvreté. Celui qui est riche mais fait servir son cerveau à un usage progressiste est socialiste, alors que celui qui est pauvre mais utilise mal son cerveau, est réactionnaire. Les travailleurs d’Accra se contentèrent de rire » [1].

    En effet, le CPP, se voulant parti de la « nation entière », en période post-coloniale, ne pouvait être dépourvu d’éléments de la « classe […] associée au pouvoir social » pendant la période coloniale et que l’indépendance avait d’ailleurs développée, élargie. Aussi à partir de l’africanisation des postes de direction qu’avait initiée Nkrumah devenu Premier ministre du nouvel État indépendant (1957, membre du Commonwealth et ayant ainsi pour cheffe la Reine d’Angleterre). Bien au contraire, leur présence était devenue assez déterminante dans la vie du CPP, par conséquent dans sa gestion de l’État, dans la structuration de la société ghanéenne. Ce qui s’illustrait déjà par, entre autres, des pratiques qui se développeront aussi dans les autres États indépendants africains. Ainsi, dès 1960 (année de après l’érection du Ghana en République), C. L. R. James (un des anciens mentors marxistes de Nkrumah) faisait remarquer aux cadres du CPP que « When I was here in 1957, I got certain impressions of what was taking place. Since I have come back here in 1960 there has been great progress. The situation however has changed and I notice now what was not noticeable then, a tremendous concern with bribery and corruption in government. I have seen it in the newspapers and people are talking to me about it and people who are patriotic citizens are talking about it because they want their country in that respect also to be as advanced as any other country in the world » (July 1960) [2]. Samuel Ikoku, – un de ceux que des caciques du CPP considéraient comme des agents de Moscou voulant éloigner Nkrumah du socialisme africain, en le poussant à mettre l’accent sur les intérêts de classe –, va parler de l’existence de « clans procapitalistes », d’une « aile capitaliste du CPP » (p. 194) à son arrivéec au pouvoir, ayant produit par la suite des « nouveaux riches du gouvernement » (p. 204), « la droite du parti, c’est-à-dire des nouveaux riches, des trafiquants haut placés » (p. 215). Il va de soi que les intérêts de ceux-ci ne s’identifiaient pas à ceux des classes populaires, base du CPP comprise. À tel point qu’au lendemain des élections législatives de 1965, ayant consacré le pouvoir de la droite, des procapitalistes à la direction du CPP – pour lesquels travailler à la satisfaction des besoins sociaux des classes populaires n’était pas une priorité –, « le Ghana se trouvait dans cette posture ridicule, de confier la marche vers le socialisme à un parlement [monopartiste, CPP] hostile au socialisme » (p. 121) [3]. Alors qu’une telle transformation, du capitalisme néocolonial au socialisme, devrait s’articuler avec une interprétation dynamique de la société à transformer, qu’auraient partagée les parlementaires, au moins – à défaut de favoriser la participation élargie, au sein des classes populaires, à la production et discussion de cette interprétation. Ceci aurait été incompatible avec l’idéologie petite-bourgeoise du socialisme africain, avec un régime monopartiste (anti-démocratique).

    À titre de rappel, encore une fois : en 1962, soit deux ans avant la publication de Le Consciencisme, Nkrumah avait, dans une approche assez illusionnée de la sociologie, considéré, face aux africanistes, que c’est la sociologie qui « apporte les fondements les plus solides pour une politique sociale », non pas l’ethnologie, même transfigurée, d’où sont issues les idées de l’ African personality, du socialisme africain. Mais, celles-ci étaient davantage instrumentalisées, au fil des années post-coloniales, par la majorité droitière de la direction du CPP, dirigeant l’État ghanéen et désormais principalement animée par la reproduction élargie de ses privilèges, comme on put le voir en réaction à la publication de Le néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme (1965) dont l’accent léninien du titre n’était pas considéré comme de bon augure pour ses intérêts, ses privilèges [4]. Ainsi, était confirmé que le discours sur le « retour aux sources » pouvait être « une expression consciente ou inconsciente, d’opportunisme politique de la part de la petite-bourgeoisie » [5], ici en période post-coloniale. Néanmoins, Nkrumah avait apparemment choisi de sous-estimer ou négliger cette expression plutôt consciente qu’inconsciente de l’opportunisme.

    Panafricanisme à dominante néocoloniale et anti-impérialisme

    Cette attitude s’étendait à son panafricanisme, comme l’illustre sa volonté obsessionnelle de construire un panafricanisme émancipateur avec des dirigeants africains demeurés assez subordonnés aux anciennes puissances coloniales, s’avérant pourtant défenseurs des intérêts néocoloniaux. C’était comme si, par la grâce de l’African personality, l’idéal panafricaniste, supposément commun, aurait transcendé l’adhésion consciente au néocolonialisme, la transfigurant en processus émancipateur des peuples : « l’intérêt de l’Afrique doit être le premier souci des chefs d’États africains » (L’Afrique doit s’unir, 1963). Alors que l’auteur de cet ouvrage est déjà dénonciateur pertinent du néo-colonialisme (chapitre XVIII), bien conscient que le statut de « pères de l’indépendance » de nombre de ses pairs – parmi ceux qui avaient reçu l’indépendance dans les premières années de la décennie 1960 – avait été acquis sans qu’ils aient brillé par quelque véritable lutte contre l’État colonial, par quelque confrontation systématique avec l’ordre colonial. À l’instar de celle que manifestait au Congo belge Émery Patrice Lumumba, à la tête du Mouvement national congolais. Leur statut ayant généralement été acquis comme par quelque faveur de la puissance coloniale.

    Ce fût le cas dans les colonies françaises d’Afrique équatoriale et occidentale, où, lors du referendum de 1958, presque tous les principaux dirigeants politiques avaient dressé l’écrasante majorité du corps électoral des territoires à refuser l’indépendance. Ils préféraient la métamorphose de la domination coloniale, c’est-à-dire la Communauté, sous domination métropolitaine évidemment (on n’avait pas manqué de parler de “Commonwealth à la française”), succédant à l’Union française (1946-1958) ayant déjà fait de certains d’entre eux des membres du gouvernement français. Ainsi, Félix Houphouët-Boigny (membre des gouvernements français, de février 1956 à mai 1961 et président de la Côte d’Ivoire à partir de novembre 1960 – il n’y a pas d’erreur dans les dates) avait mal reçu, deux ans plus tard, en 1960, le tournant “décolonisateur” de l’État colonial français (la Côte d’Ivoire accède à l’indépendance en août 1960 et le président de cette nouvelle République est en même temps ministre du gouvernement français jusqu’en mai 1961). Mais il a vite été rassuré pour la suite par le maintien de la tutelle impérialiste française, à travers, entre autres, les accords dits de coopération entre la France et les nouveaux États dits indépendants (conservant les bases militaires françaises sur leurs territoires). Pour Mehdi Ben Barka, cela « a consisté en résumé à accorder “généreusement” l’indépendance politique, au besoin en créant des États factices, à proposer une coopération dont le but était une prétendue prospérité, mais dont les bases objectives sont en dehors de l’Afrique » [6]. C’était la métamorphose du colonialisme en « néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme » (déjà pratiqué ailleurs, par exemple en Amérique dite latine). Néocolonialisme, que les puissances impérialistes avaient mis à l’ordre du jour des rapports Nord-Sud et auquel n’allait pas échapper alors même un État qui n’avait pas subi strictement la colonisation, l’Éthiopie (membre de la Société des Nations, mais tragiquement occupée de 1936 à 1941 par l’Italie fasciste de Benito Mussolini) [7], alors dirigée par l’empereur Hailé Sélassié.

    La participation de l’Éthiopie à la Conférence Afro-Asiatique de Bandung (avril 1955) avait été précédée, en cette période de guerre dite froide, par son alignement derrière les États-Unis d’Amérique pendant la guerre de Corée (1950-1953) et l’hébergement d’une base militaire états-unienne, de 1954 à la chute de l’empereur en 1974, au prix d’une forte dépendance financière. Elle exprimait ainsi, malgré le non-alignement proclamé, une subordination concrète à des intérêts occidentaux. Néanmoins, cette Éthiopie impériale (dans un empire, le principe ce n’est pas l’égalité, mais l’inégalité entre les êtres humains) va être – aussi pour la symbolique d’avoir échappé à la colonisation – le lieu de naissance de l’Organisation de l’unité africaine (1963) et abriter son siège. Comme s’il s’agissait de symboliser aussi que l’anti-colonialisme – tardivement manifesté par bon nombre de “pères de l’indépendance” –, faussement supposé anti-impérialiste, ne signifiait surtout pas anticapitalisme, en ces temps de la guerre dite froide.

    La posture anti-impérialiste étant alors, comme il a été dit plus haut, non seulement celle d’un Arthur Lewis, bien qu’économiste du développement, d’un développement capitaliste et partisan du Congrès pour la liberté de la culture, mais aussi celle du chef du Gouvernement provisoire de la France libérée de l’occupation allemande nazie, le général Charles de Gaulle. L’organisateur de la Conférence des gouverneurs généraux à Brazzaville (1944) qui avait écarté dans ses recommandations « la constitution éventuelle, même lointaine, de self-governments dans les colonies » et qui comme premier président de la Ve République française (à partir de 1958), considéré comme “décolonisateur”, ayant pourtant eu sa part de guerre contre les nationalisme algérien (1954-1962) et camerounais (1955-1971), s’est, en effet, proclamé anti-impérialiste, à un certain moment : « Nous avons procédé à la première décolonisation jusqu’à l’an dernier. Nous allons passer maintenant à la seconde. Après avoir donné l’indépendance à nos colonies, nous allons prendre la nôtre. L’Europe occidentale est devenue, sans même s’en apercevoir, un protectorat des Américains. Il s’agit maintenant de nous débarrasser de leur domination […] Le grand problème, maintenant que l’affaire d’Algérie est réglée, c’est l’impérialisme américain. Le problème est en nous, parmi nos couches dirigeantes, parmi celles des pays voisins. Il est dans les têtes. » (4 janvier 1963) [8]. Comme si l’esprit de la Communauté n’avait pas continué d’animer les relations des États nouvellement indépendants avec l’ancienne métropole coloniale, impactant le processus panafricaniste institutionnel. Sous la forme, entre autres, d’opposition menée par F. Houphouët-Boigny à l’orientation préconisée par Kwame Nkrumah (L’Afrique doit s’unir, 1963), ayant abouti à une Organisation de l’unité africaine, à l’unité minimale plutôt qu’au déclenchement d’un processus devant aboutir à une union africaine. L’attitude du chef de l’État ivoirien, par ailleurs co-leader du projet de l’Eurafrique, illustrait assez bien, selon Nkrumah, le néocolonialisme, français en l’occurrence, dont la critique va s’accentuer, avec la publication de Le néo-colonialisme, dernier stade de l’impérialisme.

    À propos d’un Ghana communiste

    Ce dernier ouvrage de Nkrumah président exprime non seulement sa conscience des mécanismes de dépendance des ex-colonies françaises à l’égard de l’ex-métropole coloniale, devenue métropole néocoloniale, comme obstacle à l’unité africaine vers l’union africaine, mais aussi celle de la toile tissée par l’impérialisme, en général. À l’égard duquel l’État ghanéen ne pouvait alors, malheureusement, se targuer d’être indépendant et qui ne pouvait, selon Nkrumah, être combattu, avec efficience, que dans une unité africaine vers l’union des États africains. Emprise impérialiste à laquelle Nkrumah s’accommodait, en effet, comme le rappelait en mai 1964 un journaliste états-unien, paraissant bien connaître le Ghana, voire Nkrumah et connu de lui, et qui s’était même encore entretenu avec Nkrumah quelques semaines auparavant, « Although Ghana would seen to be on the verge of becoming an orthodox Marxist state, there is a wide gap between theory and reality. Only one foreign firm has been nationalized – and generously compensated. Ghana’s trade is still largely with Europe, and most foreign aid still come from the West. Nkrumah has repeatedly insisted that there is plenty of room for private foreign investment. In fact, the success of his seven-year development plan depends on it » [9]. Une situation économique qui ne pouvait que fragiliser le projet panafricaniste de Nkrumah, surtout dans une période se caractérisant en même temps par, entre autres, une marxisation du discours nationaliste, socialiste du CPP, en fait celui de son aile gauche, minoritaire. Ce qui effrayait, néanmoins, les chancelleries des États capitalistes développés, à en croire un article antérieur du même journal états-unien dont l’auteur, à la différence de son confrère (écrivant postérieurement), n’était pas porté à la distinction entre la diffusion de cette rhétorique “révolutionnaire” et le “réalisme” économique du régime : « Diplomats in Accra […] have conclued, almost unanimously, that that country is rapidly becoming an undisguised Marxist state. They hold that the Government of President Kwame Nkrumah is seeking ideological control over the judiciary, education, the civil service, the army, the police. These views are confirmed almost daily by the Government owned press and radio, which have proclaimed “total war” on capitalism and are demanding a nationwide purge of all “antiprogressive” elements […] The most radical change in the Government’s Policy is sudden emphasis on the “class struggle”. Until recently, President Nkrumah maintained that Ghana was seeking to develop “African Socialism” and that, because of the “communal” nature of African society, class frictions were non existent » [10]. Une telle présentation du climat politique rendait, néanmoins, problématique, hypothéquait certaines contributions attendues, des États-Unis par exemple, au financement du plan septennal du régime de Nkrumah (1964-1970). Planification économique qui ne pouvait pourtant être considérée comme incompatible avec le capitalisme en cette période post-Seconde Guerre mondiale, assez marquée par le Plan Marshall, conçu sous la présidence de Harry Truman pour les États d’Europe aux économies détruites par la guerre. Ainsi que par l’influence de l’économiste hétérodoxe britannique John Maynard Keynes, théoricien de l’État acteur économique, du “plein emploi”, caractéristiques, entre autres, de la période qui va être dite du Welfare State, des Trente Glorieuses (grosso modo 1945-1975). Ce plan ghanéen – ni le premier, ni l’unique en cette Afrique post-colonisée ou néocolonisée – avait été, de surcroît, élaboré avec la participation d’économistes libéraux [11].

    Ainsi, l’idée propagée d’un Ghana communiste ne correspondait pas aux faits, a réitéré Ikoku qui, à la différence du journaliste du New York Times, ne limite pas la présence “occidentale” au domaine économique, démystifiant davantage aussi bien la propagande des supporters progressistes du régime de Nkrumah que la désinformation menée à l’époque par ses adversaires : « Cette accusation de communisme ne repose sur rien […] Sur le plan économique, en 1962-1963, lors du premier grand assaut de la contre-révolution, moins de 10 % du commerce ghanéen se faisaient avec les pays socialistes. En 1966, sur 200 millions de livres empruntés au dehors, moins de 20 millions provenaient de pays socialistes. À la fin de 1965, moins de 5 % de spécialistes étrangers travaillant au Ghana venaient de pays socialistes. Et s’il est vrai que l’assistance technique pour les services de sécurité provenait de l’U.R.S.S., tout le personnel étranger de l’armée venait d’Angleterre et du Canada. Quant aux investissements privés étrangers, ils étaient tous occidentaux, sauf quelques entreprises libanaises et indiennes. Bref, la campagne contre le prétendu communisme de Nkrumah n’avait d’autre but que de servir de couverture à l’attaque occidentale contre un pays africain dont la volonté d’indépendance dérangeait les intérêts des puissances impérialistes » (p. 195-196). Ce qui peut être considéré comme incohérent, quand abstraction est faite de la politique extérieure des États-Unis face au nationalisme des États dépendants/dominés.

    En effet, du renversement en 1909 (après une quinzaine d’années d’allégeance au capital états-unien, n’ayant pas empêché le refus de la concession d’un canal inter-océanique à celui-ci) du président nicaraguayen José Santos Zelaya à l’annulation par le gouvernement des États-Unis d’Amérique du prêt promis au gouvernement égyptien de Gamal Abdel Nasser (l’ayant appris à la radio) pour la construction du barrage d’Assouan – à cause, entre autres, de la manifestation de non alignement ayant consisté à acheter des armes à l’URSS, de la reconnaissance de la République populaire de Chine par l’Égypte, de l’intention exprimée d’obtenir de l’URSS une participation au financement de la construction du barrage d’Assouan… [12] –, en passant par le putsch militaire de juin 1954 au Guatemala contre le Président (colonel) Jacobo Arbenz Guzman (nationaliste social-démocrate/pro-capitaliste ayant entrepris une réforme économique – principalement la réforme agraire, considérée comme une atteinte à la “souveraineté” de l’états-unienne United Fruit Company, créatrice des “républiques bananières” – finalement victime d’un putsch militaire co-organisé par la CIA, après quatre ans de présidence) [13], voire par l’intention d’écarter De Gaulle de la direction de la France post-Libération (ni co-organisatrice, ni participante à la Conférence des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale à Yalta, février 1945), les États-Unis d’Amérique ont montré les limites qu’ils fixaient au nationalisme, à l’indépendance de leurs supposés partenaires. Comme l’a rapporté John P. C. Matthews : « Neutralism in the West sphere of influence (i.e. the free world), he [John Foster Dulles, le Secrétaire d’État du président Dwight David Eisenhower] told an audience in Iowa on June 9th, “is an immoral and shortsighted conception » [14].

    Nkrumah qui en appelait aux capitaux occidentaux et voulait avoir un État entrepreneur économique, banal en plein keynésianisme dans les sociétés capitalistes développées, n’était pas communiste sans être anti-communiste [15]. Cependant, n’était-ce pas une « conception sans perspicacité et immorale » de sa part de s’ingérer dans la guerre du Vietnam, non pas en s’alignant derrière les États-Unis pour l’écrasement du Front National de Libération vietnamien (dirigé par Ho Chi Minh) menaçant les intérêts des États-Unis (obsédés par la théorie des dominos [16]) dans cette sous-région asiatique, mais, en voulant, au nom du non alignement, jouer les médiateurs, en commençant par consulter la Chine, tout en propageant la critique du néocolonialisme (qu’illustrait le régime du Sud Vietnam, gouverné par Ngo Dinh Diem, contrôlé par les États-Unis) ? Un crime de lèse-majesté impérialiste, un mauvais exemple, malgré le fait d’avoir caressé publiquement les États-Unis dans le sens du poil, à un mois de son renversement (accompli par des hiérarques militaires ghanéens pendant le voyage de Nkrumah en Chine, pour ladite médiation) : « The United States is a capitalist country. In fact, it is the leading capitalist power in the world today. Like Britain in the heyday of its imperial power, the United States is, and rightly so, adopting a conception of dual mandate in its relations with the developing world. This dual mandate, if properly applied, could enable the United States to increase its own prosperity and at the same time assist in increasing the prosperity of the developing countries » [17]. La prospérité de toutes les classes sociales de ces pays, voire déjà de celles de toutes les classes sociales états-uniennes ? Ou celle de la classe dirigeante, accompagnée d’une classe dite moyenne, chargées de reproduire la dépendance ? Une posture apologétique des États-Unis qui semble très surprenante de la part de l’auteur de Le néo-colonialisme, dernier stade de l’impérialisme. Car cette opinion, apparemment motivée diplomatiquement, tranche avec la démonstration du livre, d’une rigueur déterminée par un idéal paraissant avoir gagné en précision à partir du mitan de années 1960 et qui hantait le département d’État états-unien, affirmant entre autres qu’« Au premier rang des néo-colonialistes, on trouve les États-Unis, qui ont longtemps dominé l’Amérique latine. Ils se sont tournés vers l’Europe, maladroitement d’abord, puis avec plus de sûreté après la Deuxième Guerre mondiale, quand la plupart des pays de ce continent étaient endettés à leur égard. Depuis lors, avec méthode et minutie, le Pentagone s’est mis en devoir de consolider leur emprise, dont on peut constater les effets dans le monde entier » (Chapitre 18 : Les mécanismes du néocolonialisme [18]. Comme un brouillage, une ambiguïté – l’hétérogénéité idéologique de son entourage a été évoqué plus haut –, ayant, en fin de compte, caractérisé le discours et la pratique de Nkrumah président, avec laquelle il ne rompra effectivement (au niveau du discours) que pendant son exil.

    African personality et lutte des classes

    En effet, alors que son ex-principal conseiller économique, W. A. Lewis – ayant néanmoins contribué à l’élaboration du plan septennal de l’État ghanéen (1964-1970), comme il a déjà été indiqué –, affirmait, à juste titre, en 1965, à partir de la diversité des sociétés africaines, de la réalité des nouveaux États africains co-existant dans l’Organisation de l’Unité Africaine créée depuis deux ans (1963), que « L’idée que de cette diversité sortira quelque chose qui sera universellement ou uniquement africain semble d’une grande invraisemblance – qu’il s’agisse de la “négritude”, de la “personnalité africaine”, ou de quelque système intrinsèquement africain. La seule méthode de pensée féconde, quand il s’agit du peuple africain consiste à le considérer, d’une part, comme aussi divers que le reste de l’humanité, et d’autre part, comme exactement semblable au reste de l’humanité, en ce qu’il obéit aux mêmes motivations fondamentales et qu’il est susceptible de réagir à peu près de la même façon que les autres peuples » (Lewis, p. 40), Nkrumah était, de son côté, resté attaché encore quelques années à l’African personality. Car, cette croyance sert encore de principe organisateur à l’édition, revue et corrigée en 1969 (pendant son exil guinéen) de Le Consciencisme, en dépit de certaines modifications faites (recensées par le philosophe béninois Paulin J. Hountondji [19]). Pourtant, lors de sa communication à un séminaire cairote, intitulée « African Socialism revisited » (1967), soit deux ans avant cette nouvelle édition de Le Consciencisme, il avait exprimé une remise en cause de la vision idyllique de l’Afrique précoloniale sur laquelle était fondée l’idée du communalisme africain : « All available evidence from the history of Africa up to the eve of the European colonisation, shows that African society was neither classless nor devoid of a social hierarchy. Feudalism existed in some parts of Africa before colonisation ; and feudalism involves a deep and exploitative social stratification, funded on the ownership of land. It must also be noted that slavery existed in Africa before European colonisation, although the earlier European contact gave slavery in Africa some of its most vicious characteristics » [20].

    Malgré la non ambiguïté du propos, un partisan de l’afrocentricité a cité cette communication de Nkrumah en faisant de lui un défenseur persistant de ce qu’il avait entrepris de critiquer, en se référant même à ce passage de la communication : « Today ‘African Socialism’ seems to espouse the view that the traditional society was a classless society imbued with the spirit of humanism and to express a nostalgia for that spirit. Such a conception of socialism makes a fetish of the communal African society » [21]. Il semble ne l’avoir pas compris, car en guise de commentaire – comme pour celles et ceux qui n’auraient pas compris le propos de Nkrumah – il affirme : « The central theme in African socialism is communalism. African communalism maintains that the central values of Africans in traditional societies were communal rather than individualistic. Individualism belongs to the West while communalism belongs to Africa ». La critique du fétichisme du communalisme est transformée, par l’afrocentriste, en apologie du supposé communalisme. Il en est autant chez son collègue Kwame Botwe-Asamoah quand dans sa présentation des « trois aspects de la pensée philosophico-politique de Nkrumah » [22], il affirme que « First, his socio-political philosophy returns to traditional African ethics, humanistic values and egalitarian mode of production to formulate a new socio-economic system for post-independence Africa ». Ce qui est bien logique, vu qu’il n’y a aucune référence à « African Socialism revisited » et que La lutte des classes en Afrique y apparaît comme une référence très mineure, non sans amalgame, y compris comparativement à des textes antérieurs à et contemporains de la première édition de Le Consciencisme.

    Certes, il est possible d’arguer que même dans La lutte des classes en Afrique (1970 ; 1972 pour la traduction française), cette croyance en l’African personality n’a pas tout à fait disparu, car en parlant de l’« idéologie de la Révolution africaine », à la fin du chapitre 6 (« Intelligentsia et intellectuels »), il précise qu’« Unique en son genre, elle s’est développée dans le cadre de la Révolution africaine. Elle est, enfin, le produit de la Personnalité africaine, autant que des principes du socialisme scientifique » (p. 48). Auparavant, dans le chapitre 3 (« Caractéristiques et idéologies des classes », il a reproché à la négritude de donner « une description erronée de la personnalité africaine » (p. 29). Autrement dit, la sienne propre ne renvoyait pas à une fiction, n’était pas erronée. Mais ce sont les rares occurrences de « personnalité africaine » dans La lutte des classes en AfriqueAfrican personality qui, rappelons-le, avait une connotation indéniablement racialiste chez E. W. Blyden, hostile au métissage “racial”, malgré la sympathie qu’il a exprimée pour l’Islam (d’origine arabe). Cette connotation, héritée de la grammaire coloniale, n’a pas absolument disparu chez Nkrumah, car dans la « Conclusion », resurgit la confusion entre panafricanisme et pannégrisme, un effacement de la pluralité “raciale” de l’Afrique : « C’est autour de la lutte des peuples africains pour la libération et l’unité du Continent qu’une authentique culture négro-africaine prendra sa forme. L’Afrique est un Continent, un Peuple, une Nation » (p. 107) [23]. Une « authentique culture négro-africaine », à côté, par exemple, d’une authentique culture kabyle (il n’y a, selon les historien·ne·s, de peuple kabyle, depuis des millénaires, qu’en Kabylie, en Algérie, en Afrique), d’une culture afrikaner (produite depuis le XVIIe siècle par les Boers – paysan·ne·s originaires de Hollande – en Afrique du Sud) ?

    C’est dans cet ouvrage, publié quelques mois après la dernière édition de Le Consciencisme que sont critiquées, faisant suite à « African Socialism revisited », les « conclusions erronées, postulant que l’Afrique constituait une entité distincte à laquelle ne s’appliquaient pas les critères économiques et valables pour le reste du monde », la propagation « des mythes tels que ceux du “Socialisme africain” et du “socialisme pragmatique” » [24]. Il y est plus qu’esquissé une pratique de la sociologie « qui, plus que toute autre discipline, apporte les fondements les plus solides pour une politique sociale » (Discours aux africanistes, 1962, op. cit.), d’une sociologie critique, présentant une typologie des classes sociales en Afrique, leur origine, leurs caractéristiques et idéologies, y compris le rapport de la classe à la race, dans une Afrique qu’il considère alors comme « le théâtre d’une violente lutte des classes » (p. 10) – lutte des classes que le Premier ministre Nkrumah avait considéré comme « passé de mode » en période post-coloniale. Ce qui pouvait aboutir à la révolution socialiste africaine, moment de la révolution socialiste mondiale (dernier chapitre et Conclusion). La répercussion sur son panafricanisme était assez évident : l’OUA dont il avait été l’un des artisans est alors considérée comme sérieusement plombée par la nature des États qui la composent, étant soumis, quasiment tous, aux puissances impérialistes. Cette critique – autocritique implicite – du « mythe » du “socialisme africain” a été aussi omise, récemment, par Blondin Cissé qui pourtant indique La lutte des classes en Afrique dans la bibliographie de son texte (« La problématique de la Renaissance africaine dans le Consciencisme de Nkrumah : pour une relecture du socialisme africain » [25]), mais sans qu’il y en ait une quelconque trace dans l’article. Il est vrai que parler de la lutte des classes n’est pas actuellement à la mode ou gratifiant, dans l’intelligentsia africaine peut-être pire qu’ailleurs.

    Par ailleurs, ce qui n’est pas aussi souvent relevé, même le Tiers-Monde, considéré comme une troisième voie, un non-alignement, un neutralisme entre le capitalisme et le socialisme, n’est désormais, pour Nkrumah, qu’un mythe, comme une posture d’évitement de la réalité bipolaire d’alors par les États qui s’en revendiquent encore « a form of political escapism – a reluctance to face the stark realities of the present situation. The oppressed and exploited peoples are the struggling revolutionary masses committed to the socialist world. Some of them are not yet politically aware. Others are very much aware, and are already engaged in the armed liberation struggle. At whatever stage they have reached in their resistance to exploitation and oppression, they belong to the permanent socialist révolution. They do not constitute a ‘Third World’. They are part of the revolutionary upsurge which is everywhere challenging the capitalist, imperialist and neo-colonialist power structure of reaction and counter-revolution. There are thus two worlds only, the revolutionary and the counter-revolutionary world » [26]. Une critique du Tiers-Monde différente de celle faite, par la suite, par exemple, par Hannah Arendt. Selon celle-ci le Tiers-Monde est « une idéologie, une illusion » – dans l’acception péjorative d’idéologie, évidemment –, qui n’avait d’intérêt en fait que pour « des peuples qui se trouvent situés au plus bas niveau – c’est-à-dire les Noirs africains » [27] – un mépris racialiste non surprenant de la part de celle qui était, par exemple, partisane du maintien de la ségrégation raciale scolaire aux États-Unis d’Amérique [28].

    Mais Nkrumah, qui s’était accepté au pouvoir comme Osagyefo (rédempteur), omettait de mentionner que cette connaissance erronée des réalités africaines en général, de la réalité ghanéenne en particulier, avait guidé sa politique à la tête de la République du Ghana. Qu’il avait ainsi contribué – à son insu ? – à contrecarrer la révolution africaine en mettant sous le boisseau le principe donc la pratique de la lutte des classes – comme l’ont rappelé différemment Samuel Ikoku, Frederick Cooper, cités plus haut – sous prétexte d’unité nationale (post-coloniale) supposée anti-impérialiste incarnée par le CPP. Au nom de ce qui passait alors pour un « retour aux sources africaines » – justifiant, au passage, entre autres, l’instauration du monopartisme comme dans les autres post-colonies africaines, avérées néocoloniales. En revanche, son ami Cabral – ayant profité de son métier d’agronome, ainsi que de l’implantation rurale de la lutte armée, pour enrichir sa connaissance des sociétés du Cap-Vert et de Guinée-Bissau (voire d’Angola [29]) –, à titre de rappel, considérait par contre ledit « retour aux sources africaines » comme pouvant être une « expression consciente ou inconsciente d’opportunisme politique de la part de la petite-bourgeoisie » [30]. En effet, tout comme L. S. Senghor, chantre du « socialisme africain – enfant légitime des compromissions néocoloniales » [31], ne pouvait parler d’exploitation des paysan·ne·s talibés de la confrérie mouride (productrice d’arachide pour les huileries coloniales, continuée sous le néocolonialisme) par les dignitaires de celle-ci [32], Nkrumah président paraissait même conciliateur concernant les relations, évidemment inégalitaires, entre les autorités dites traditionnelles – partisanes, contre l’unitarisme de Nkrumah, d’un Ghana fédéral, où les États fédérés devraient leur servir de fiefs – et leurs sujet·te·s, par ailleurs citoyen·ne·s de la République du Ghana. Une telle attitude de Nkrumah président pouvait alors être considérée comme une mise à jour post-coloniale/néocoloniale de la superposition de très détestables abus précoloniaux et coloniaux, évoquée par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme (après avoir affirmé, de façon plutôt provocatrice : « je fais l’apologie systématique des civilisations para-européennes », p. 21).

    Du panafricanisme comme culturalisme petit-bourgeois

    C’est l’impact d’une telle attitude théorique sur la pratique de la « révolution africaine » qu’a relevé, dans un passage de son hommage funèbre (largement conventionnel) à Nkrumah, Cabral (qui, à titre de rappel, fixait comme but à la révolution africaine, voie de l’émancipation, l’abolition de « toutes les formes d’oppression », de « l’exploitation du travail par qui que ce soit » [33]) : « Oui, l’impérialisme est criminel et sans scrupules, mais nous ne devons pas tout mettre sur son large dos. […] Jusqu’à quel point donc le succès de la trahison au Ghana aurait-il été lié ou non à des problèmes de la lutte des classes, des contradictions de la structure sociale, du rôle du Parti et d’autres institutions, y compris les forces armées, dans le cadre d’un nouvel État indépendant ? Jusqu’à quel point, nous demandons-nous, le succès de la trahison ne serait-il pas lié au problème de la définition correcte de cette entité historique et artisane de l’histoire qu’est le peuple, et à son action quotidienne en défense de ses propres conquêtes dans l’indépendance ? » [34]. Ces propos étaient en fait adressés, assez évidemment, non plus à Nkrumah, mais à celles/ceux – majoritaires ? [35]– qui, alors, se passaient toujours d’une « analyse lucide » des sociétés africaines tout en prétendant lutter pour l’émancipation de l’Afrique.

    Ces propos peuvent aussi être adressés, mutatis mutandis, aux tenant·e·s actuel·le·s d’un panafricanisme dominant et demeurant simpliste dans la critique du néocolonialisme – La lutte des classes en Afrique ayant effectué à propos une avancée par rapport à Le néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme, en y incluant – en termes de « collaborateurs », certes – les acteurs africains. Ils peuvent enfin être adressés à celles et ceux qui paraissent aveugles (volontairement ?) au contexte actuel d’une lutte de classe menée non seulement par l’impérialisme, les institutions financières internationales, mais aussi par les capitalistes africain·e·s [36] dans le cadre d’États africains davantage insérés dans le capitalisme, voire dirigés, ici et là, par des capitalistes avérés. Cet ensemble constitue ainsi le bloc capitaliste post-colonial/néocolonial, très conscient de ses intérêts déterminants, communs (en dépit de son caractère hiérarchisé et d’inévitables divergences internes, fractionnelles aux déterminations diverses). Ce bloc capitaliste néocolonial (sans frontières) mène une lutte contre les classes sociales et milieux sociaux populaires en général (petite paysannerie agricole, prolétariat et assimilés, sous-prolétariat, etc.), avec un impact particulier sur les femmes de ces classes populaires, sur lesquelles reposent aussi, évidemment, les tâches essentielles de reproduction. Il s’agit d’une lutte pour l’accumulation du capital expliquant aussi, surtout en cette période où prévaut l’idéologie de la « fin des idéologies », l’instrumentalisation des identités ethniques/régionales/nationales et confessionnelles par des fractions politiciennes des classes dirigeantes dans certaines sociétés africaines.

    Mais, apparemment, à en croire l’attitude de certain·e·s nationalistes africain·e·s, négro-africain·e·s surtout, il ne faudrait pas tenir compte de la participation africaine à ce bloc capitaliste post-colonial (néolibéral) et au capital international. Ainsi, les “AfroChampions”, des capitalistes africain·e·s investissant au-delà du cadre national, et les “African Globalizers”, qui investissent aussi hors d’Afrique, devraient être regardés avec fierté. Au nom de l’appartenance commune à l’Afrique, et pour leurs supporteurs/supportrices négro-africain·e·s, au nom de l’identité raciale commune. L’Afrique étant souvent exposée à ce réductionnisme mélanique. Pourtant, l’ampleur du capital accumulé, voire la célérité de cette accumulation, exprime au moins qu’elles/ils ne sont pas moins exploiteurs/exploiteuses que « les riches richissimes » d’ailleurs, avec lesquel·le·s elles/ils partagent désormais « les pages porno-financières des magazines Forbes et Fortune » [37]. La situation est devenue bien pire que celle constatée, avec un accent assez fanonien, par le Nkrumah de La lutte des classes en Afrique : « En Afrique, l’ennemi interne, qui est la bourgeoisie réactionnaire, doit être démasqué : il s’agit d’une classe d’exploiteurs, de parasites et de collaborateurs des impérialistes et néo-colonialistes, desquels dépend le maintien de leurs positions puissantes et privilégiées. La bourgeoisie africaine est essentielle à la continuité de la domination et de l’exploitation impérialistes et néo-colonialistes » (p. 104).

    Ainsi, ce panafricanisme demeure encore prisonnier de sa nature de classe originelle, petite-bourgeoise, marqué par le clivage racial américain (hérité de l’esclavage) et colonial (en Afrique dite noire), ne s’intéressant pas à la sociologie actuelle des sociétés africaines, aux luttes de classe qui s’y déroulent néanmoins, très souvent en faveur de la classe exploiteuse (toutes races confondues). Ce panafricanisme post-colonial s’est ainsi placé dans le sillage d’un Hailé Selassié, définissant ainsi, dans son célèbre discours à la tribune des Nations unies en octobre 1963 (postérieur à la naissance, sous son égide, de l’OUA), sa lutte contre l’exploitation : « Pour ce qui est de l’égalité entre les hommes, là aussi il y a un défi et une opportunité à saisir ; le défi est d’insuffler une vie nouvelle aux idéaux déjà inscrits dans la Charte, l’opportunité est de rapprocher les hommes de la liberté et de la vraie égalité […] l’égalité entre les hommes que nous visons est à l’opposé de l’exploitation d’un peuple par un autre, dont les pages de l’histoire, et en particulier celles écrites sur les continents d’Afrique et d’Asie, nous parlent si abondamment. L’exploitation ainsi considérée présente plusieurs aspects, mais quelle que soit la forme qu’il prenne, ce fléau doit être évité là où il n’existe pas et éradiqué là où il existe ». On voit bien là une conception limitée de l’égalité, entre “peuples” et non pas entre concitoyen·ne·s [38], assez logique pour un “Roi des rois”, ne pouvant concevoir une égalité avec ses sujets (même quand elle est dite parlementaire, la monarchie a pour principe la situation, considérée comme naturelle, de la famille impériale/royale/princière au dessus de l’égalité entre citoyen·ne·s/sujet·te·s, comme dans La ferme des animaux de George Orwell) en bénéficiaire qu’il était de la soumission des rapports sociaux féodaux au capitalisme. Ainsi la revendication de l’égalité multidimensionnelle – l’inégalité sociale étant consubstantielle au capitalisme (la racisation étant une construction sociale) – dans les sociétés africaines n’est pas courante chez ces panafricanistes, plutôt proches, en effet, d’un Hailé Selassié que d’un Walter Rodney qui incluait la lutte des classes dans le combat panafricaniste post-colonial [39].

    Aujourd’hui, bien moins encore que dans les années 1960-1970, ne se profile pas vraiment à l’horizon la désertion massive – « suicide » disait Cabral [40] – politique de leur classe sociale par des membres de la petite bourgeoisie, pour se mettre du côté des classes exploitées africaines, des catégories sociales opprimé·e·s d’Afrique. Pourtant il ne pourra être question d’émancipation effective de l’Afrique que suite à une victoire sur l’exploitation, les oppressions, les injustices/inégalités qui concernent la très grande majorité des Africain·e·s.

    Ce panafricanisme dominant – surtout dans son expression à partir des métropoles impérialistes où généralement persiste le racisme [41], demeure attrayant le postmodernisme – s’accroche principalement au discours identitaire “racial” diversement décliné (essentialisme, culturalisme, une certaine décolonialité, etc.), n’articulant pas, sinon mal, cette identité raciale (noire, principalement) – érigée en Identité – opprimée, avec les autres formes d’identité (de sexe/genre, de classe, etc.) opprimées et exploitées. D’une part, on établit couramment la confusion entre panafricanisme et pan-négrisme – quand on parle de “diaspora africaine” ou de “personnes d’ascendance africaine”, il faut entendre “diaspora noire”, “personnes d’ascendance négro-africaine” [42] – et ainsi les Africain·e·s non noir·e·s, de l’Afrique septentrionale à l’Afrique australe (où persiste dans certaines sociétés un racisme anti-Noir·e·s), en passant par l’Afrique occidentale (où persiste aussi dans quelques sociétés une discrimination ethnique à l’égard des populations touaregs et arabes), ne feraient pas partie des Africain·e·s. Ce qui est une régression par rapport à Nkrumah dénonçant que l’ « On cherche à diviser l’Afrique en deux zones fictives, au nord et au sud du Sahara, en insistant sur les différences de race, de religion et de culture » (L’Afrique doit s’unir). D’autre part, on postule l’existence d’une solidarité, le partage des mêmes valeurs par les Négro-Africain·e·s – voire par les Noir·e·s, quel que soit leur pays ou continent, du fait de leur appartenance au « monde noir », de leur supposée négritude substantielle. Par exemple, le Rapport alternatif sur l’Afrique (RASA) en posant la question (c’est en fait un principe dudit rapport) « L’Afrique et les Africains ne doivent-ils pas construire leurs propres instruments de mesure de leurs progrès et de leurs défis à partir des valeurs et réalités qui leur sont propres ? » prouve la persistance de l’influence de la « bibliothèque coloniale » : quelles peuvent bien être ces valeurs que partageraient toute l’Afrique dite noire, les Négro-Africain·e·s d’hier, comme d’aujourd’hui, sans distinction des appartenances de classe sociale, de genre, etc. ? Évidemment, lesdites valeurs sont prétendues propres à l’Afrique, comme il a été dit plus haut, sans quelque comparaison historique, symétrique, avec ce dont elles sont censées être distinguées, une tradition héritée de l’ethnologie coloniale/occidentale. Bien qu’on y retrouve la référence à Fanon et Cabral concernant « l’absence d’idéologie », « la carence idéologique » (p. 82), la mention de « classes dirigeantes locales désireuses [seulement ?] de participer à l’exploitation de leur peuple » (p. 84), ce texte à plusieurs mains, idéologiquement éclectique, est néanmoins à dominante différentialiste/culturaliste et non assumée comme étant à dominante pro-capitaliste (même si y ont contribué quelques uns des rares intellectuel·le·s anticapitalistes africain·e·s). Ceci n’est possible qu’en ne s’intéressant nullement à la sociologie, à la vie concrète de ces sociétés. On reproduit ainsi le mépris pour l’histoire n’ayant cessé de montrer que cette commune appartenance n’avait pas, par exemple, empêché des actes de chauvinisme national massif, voire officiel, entre négro-africains, d’Abidjan (vers la fin de la période coloniale) à Durban (la négro-afrophobie post-apartheid : le si chauvin prince Mangosuthu Gatsa Buthelezi a été de façon continue ministre de l’Intérieur sous la présidence de Nelson Mandela, puis de Thabo Mbeki), en passant par Brazzaville (l’expulsion massive, il y a quelques années, des Congolais·e·s de l’autre rive fluviale). Cette croyance ou fantasme sur la solidarité négro-africaine – voire du « monde noir » – exprime en effet un aveuglement fréquent face aux faits historiques. Ou une certaine surdité à l’égard, par exemple, de la précision apportée, au début des années 1970, par l’un des initiateurs/initiatrices du mouvement de la négritude, Aimé Césaire, s’étant affirmé « contre une idéologie fondée sur la négritude […] quand une théorie, disons littéraire, se met au service d’une politique, je crois qu’elle devient infiniment détestable […] parce que je crois effectivement qu’il y a la lutte des classes, par exemple […] Je refuse absolument une espèce de pannégrisme idyllique à force de confusionnisme […] la négritude je ne la rejette pas, mais je la regarde avec un œil extrêmement critique […] En plus, ma conception de la négritude n’est pas biologique, elle est culturelle et historique. Je crois qu’il y a toujours un certain danger à fonder quelque chose sur le sang que l’on porte, les trois gouttes de sang noir […] Si on fait ça, on tombe dans un gobinisme renversé. Et ça me paraît grave » [43].

    En fin de compte, il y a une sorte d’européocentrisme/occidentalocentrisme dans ce panafricanisme pannégriste, car il semble encore très préoccupé à affirmer une « fierté africaine » [44] (entendre “fierté noire”) face au narcissisme de l’“Européen blanc” (avec son extension américaine), placé de ce fait comme central, duquel on semble attendre une reconnaissance, pourtant si évidente, d’humanité entière. Une prolongation ainsi de ce que Fanon, parlant de la Société africaine de culture (initiée par Alioune Diop, le fondateur de la revue Présence Africaine et de la maison d’édition éponyme, principale organisatrice des Congrès des écrivains et artistes noirs, Paris 1956 et Rome 1959) considérait comme des « manifestations exhibitionnistes : montrer aux Européens qu’il existe une culture africaine, s’opposer aux Européens ostentatoires et narcissistes, tel sera le comportement habituel des membres de cette Société ». Contre ce narcissisme des dominant·e·s jouissant pathologiquement de leur blanchité, se dresse un narcissisme réactif des dominé·e·s qui se manifeste de nos jours postmodernistes de façon amplifiée, du fait aussi de l’importance des images, du numérique qui accroît celle-ci. Fanon parlait d’un « cul-de-sac », pouvant certes, pour quelques tenant·e·s actuel·le·s de ladite fierté, être rentable en espèces sonnantes et trébuchantes, en carrière sur le marché spectaculaire académico-médiatique des identités (l’identité de classe exploitée en étant exclue) – dont le centre demeure l’Europe et les États-Unis d’Amérique –, en présence régulière garantie dans les villes dudit centre, leurs lieux de pouvoir intellectuel, source de prestige (occidentalocentré). Mais sans toutefois avoir des effets perceptibles concernant ou vraiment contribuer à la lutte pour l’émancipation des peuples africains.

    Jean NANGA, le 4/01/2021

     

    Notes

    [1Y. Bénot, op. cit., note infrapaginale 22, p. 200.

    [2C. L. R. James, Nkrumah and the Ghana Revolution, London, Allison & Busby, 1977, p. 172 (à propos de cette conférence aux cadres du CPP, C. L. R. James indique dans l’introduction de son livre que « Nkrumah learnt about the speech and its reception, expressed his approval and told me that he would get the text printed. I sent the script to him and it was never acknowledged, far less printed » (p. 10). Autrement dit, il s’agit d’une promesse non tenue ressemblant à la censure d’un texte contenant des passages critiques à l’égard du gouvernement. Au tout début de la « révolution dahoméenne », le philosophe béninois Paulin J Hountondji, affirmait concernant le CPP, dans l’espoir que quelque leçon en soit tirée : « Nkrumah a échoué parce que son Parti, le “Convention People’s Party” n’était plus en 1966 cette puissante organisation de masse qu’il avait été de 1949 à 1957, année de l’indépendance, mais était devenu un champ d’intrigues et de luttes d’influences, entre adulateurs et corrompus d’un Chef coupé du peuple […] L’échec de Nkrumah mérite d’être médité », Libertés, Cotonou, Editions Renaissance, 1973, p. 58.

    [3Par ailleurs, concernant ce plan de développement, censé mener au socialisme, selon Ikoku, Ama Biney rappelle que « world class economists such as Dudley Seers, Arthur Lewis, Nicholas Caldor [Kaldor], Albert Hirschmann, Joseph Bognar, and Tony Killick contibuted before its official launch in 1964 », Ama Biney, op. cit., p. 109.

    [4Selon Samuel Ikoku, protagoniste de la guerre gauche-droite autour de Nkrumah, l’aile droite contrôlant le parlement mais inquiète de la critique du néocolonialisme que développait désormais Nkrumah, considérée comme une menace pour leurs intérêts, réagissait, par exemple, en rappelant, par tract, que « le socialisme africain […] n’est pas athée et ne repose pas sur la lutte des classes. Ils prétendaient que Nkrumah était tombé sous l’influence de gens qui étaient des agents de Moscou […] D’autres tracts exigeaient de lui qu’il renvoie ces hommes sous peine d’être accusé d’avoir trahi son premier idéal de socialisme africain », S. G. Ikoku, op. cit., p. 215-216.

    [5Amilcar Cabral, « Le rôle de la culture dans la lutte pour l’indépendance » (1972), in Unité et Lutte, p. 179.

    [6Mehdi Ben Barka, « La révolution nationale en Afrique et en Asie » (1963), in Mehdi Ben Barka (recueil de textes), Genève, CETIM, 2013, p. 62.

    [7À titre de rappel, le Ghana de Nkrumah n’est pas le premier État indépendant d’Afrique, car bien avant lui, étaient indépendants, par ordre chronologique : l’Ethiopie (n’ayant pas été strictement une colonie, malgré l’invasion par l’Italie fasciste), le Libéria (1847), l’Égypte (1922), la Libye (1951), le Maroc (1956), le Soudan (1956), la Tunisie (1956).

    [8Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002, p. 603 et 606. De Gaulle se réfère à l’emprise états-unienne subséquente à l’European Recovery Program ou Plan Marshall (1948-1952), une aide subordonnante aux États d’Europe occidentale, qui s’étendait aux colonies. Dans le cas français : « L’Outre-mer français a bénéficié sur les crédits Marshall ordinaires de $287 millions environ, soit 11 % de l’aide totale à la France et à ses territoires dépendants […] On remarque que dans le partage entre pays d’Afrique du Nord et d’Afrique Noire, l’Afrique du Nord l’emporte largement […] La gestion de l’aide Marshall dans les TOM a entrainé des incidents finalement plus nombreux qu’en France. Les heurts entre le néo-impérialisme libéral américain et le narcissisme paternaliste français étaient inévitables », selon Gérard Bossuat (« La contre-valeur de l’aide américaine à la France et à ses territoires d’Outre-Mer », in Colloque tenu à Bercy les 21, 22 et 23 mars 1991 sous la direction de Réné Girault et Maurice Lévy-Leboyer, Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Ministère des Finances, 1993, (p. 177-199), p. 195 et 196 pour la citation). Par anti-impérialisme, en 1966-1967, De Gaulle, en retirant la France de l’OTAN, a mis fin à la présence sur le sol français des bases (30) de l’armée des États-Unis d’Amérique, installées en France à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais tout en maintenant au même moment les bases militaires françaises dans presque toutes ses anciennes colonies. Autrement dit, un anti-impérialiste néocolonialiste/impérialiste.

    [9« Portait of Nkrumah as Dictator », New York Times, May 3, 1964, https://www.nytimes.com/1964/05/03/archives/portrait-of-nkrumah-as-dictator.html. À propos de cette domination du capital occidental, cf. aussi, par exemple, l’historien africaniste Robert Cornevin (dans un article publié quelques jours après le putsch militaire) « Le coup d’État militaire d’Accra ne doit pas nous faire oublier les réalisations dues au socialisme ghanéen », Le Monde diplomatique, mars 1966, p. 1 et 3. Dans son article cité plus haut – une recension de l’ouvrage de l’un des économistes cités plus haut (Tony Killick, Development economics in action : a study of economic Policy in Ghana, second edition, London and New York, Routledge, 2010) ayant contribué à la préparation du plan septennal de l’État ghanéen –, Jasper Ayelazuno (Abembia) affirme, concernant le supposé socialisme de l’économie ghanéenne sous Nkrumah, que « This is a serious theoretical oversight since Killick admits that, for all his socialist and [anti]neocolonialism rhetoric, Nkrumah did not nationalise private enterprises. Rather, he tried to woo foreign direct investments and even transacted business with private capital. Killick also notes that the liberal governments of Ghana (i.e., the NLC, the Busia-led government and the Kuffuor-led government) also continued with some of Nkrumah’s state-interventionist policies », p. 390.

    [10« Ghana is Viewed As Going Marxist ; Regime Proclaiming ‘Total War’ on Capitalism », Lagos, January 8 1964, https://www.nytimes.com/1964/01/09/archives/ghana-is-viewed-as-going-marxist-regime-proclaiming-total-war-on.html.

    [11Dans le Tanganyika nouvellement indépendant, le Premier ministre “socialiste africain” Julius Nyerere, a nommé au ministère des Finances, un colonial conservateur de droite, ayant auparavant servi comme ministre au Kenya (colonial) et qui intégrera par la suite la Banque mondiale, Sir Ernest Vase. Celui-ci a été, en cela, considéré comme le cerveau du Plan Triennal de Développement (1961-1964). Son influence dans l’organisation du gouvernement tanganyikais est alors, néanmoins, considérée comme incongrue par Nkrumah. Le ministre de la Santé et du Travail du Tanganyika était aussi un Britannique, D. N. M. Bryceson. Le deuxième plan, le Plan Quinquennal (1964-1969), a été élaboré par « une équipe de six “experts” étrangers sous la direction de M. J. Faudon », Michael Jennings, « ‘We Must Run While Others Walk’ : popular participation and development crisis in Tanzania, 1961-9 », Journal of Modern African Studies, 41, 2, 2003, (p. 163–187), p, 165, DOI : 10.1017/S0022278X0300421X.

    [12« Le Congrès américain qui représente les États américains avait demandé que soit coupée toute aide à l’Égypte, car nous avons refusé d’accepter l’occupation et l’exploitation de notre territoire. Ce fut notre punition », Discours de Gamal Abdel Nasser [annonçant la nationalisation de la Compagnie du Canal de Suez] (Alexandrie, 26 juillet 1956), Notes et études documentaires : Écrits et Discours du colonel Nasser, Paris, La Documentation française. 20.08.1956, n° 2.206 ;  http://www.cvce.eu/obj/Discours_de_Gamal_Abdel_Nasser_Alexandrie_26_juillet_1956-fr-d0ecf835-9f40-4c43- a2ed-94c186061d2a.html.

    [13Dans son discours d’investiture à la présidence du Guatemala (1951), Arbenz s’était clairement posé en partisan du capitalisme en affirmant comme l’un des trois objectifs fondamentaux de son gouvernement « a convertir a Guatemala de un país atrasado y de economía predominantemente feudal en un país moderno y capitalista […] nuestra política tendra que estar basada necesariamente en el impulso a la iniciativa privada, en el desarollo del capital guatemalteco en cuyas manos deberián encontrarse las actividades fundamentales de la economía nacional, y en cuanto al capital extranjero debemos repetir que sera bienvenido siempre que se ajuste à las distintas condiciones que se van creando en la medida que nos desarrollamos, que se subordine siempre a las leyes guatelmaltecas, coopere al desenvolvimiento économico del país y se abstenga estrictamente de intervenir en la vida politica y social de la Nación », « Discurso de Jacobo Arbenz Guzman, el 15 de marzo de 1951 », Comunidades de Población en Resistencia, https://web.archive.org/web/20141222002546/http://cpr-urbana.blogspot.com72013/08/discurso-de-jacobo-arbenz-guzman-el-15.html. (ma traduction : « transformer le Guatemala d’un pays arriéré et d’économie à prédominance féodale en un pays moderne et capitaliste […] notre politique sera nécessairement basée sur la stimulation de l’initiative privée, le développement d’un capital guatémaltèque dans les mains duquel devront se trouver les secteurs fondamentaux de l’économie nationale, et quant au capital étranger nous répétons qu’il sera toujours le bienvenu, s’ajustant aux conditions distinctes qui seront créées au cours de notre développement, en respectant toujours les lois du Guatemala, coopérant au développement du pays et s’abstenant strictement de s’ingérer dans la vie politique et sociale de la Nation [guatémaltèque] »).

    [14P. C. Matthews, « John Foster Dulles and the Suez Crisis of 1956. A Fifty Year Perspective », American Diplomacy, September 2006, http://www.unc.edu/depts/diplomat/item/2006/0709/matt/matthew_suez.html

    [15Dans le sixième paragraphe de l’Introduction de Le néo-colonialisme, dernier stade de l’impérialisme, Nkrumah précise que « La lutte contre le néocolonialisme n’a pas pour but d’interdire le placement des capitaux des pays développés dans les pays qui le sont moins, mais d’empêcher l’utilisation de la puissance financière des nations industrielles à l’appauvrissement des nations moins développées ». Comme l’avait dit quelques années auparavant le président nationaliste bourgeois guatémaltèque J. Arbenz.

    [16Pour les stratèges états-uniens la perte d’un pays dans cette sous-région asiatique pouvait entrainer un autre, puis un autre, etc., par répercussion – comme semblait l’illustrer alors la menace de perdre le Vietnam, après avoir perdu la Chine. C’est ce qu’il fallait endiguer au Vietnam.

    [17K. Nkrumah, « Discours du président ghanéen lors de l’inauguration du barrage de la Haute-Volta », 22 janvier 1966, http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1795. Sur le putsch, cf. le chap. 14 « La contre-ràvolution : c) Février 1966 » de l’ouvrage déjà cité d’Ikoku, rédigé longtemps avant la déclassification des documents états-uniens relatifs au putsch.

    [18Dans L’Afrique doit s’unir (1963), il concluait ainsi son commentaire d’une déclaration de l’économiste du Département d’État, théoricien majeur du développement et stratège impérialiste, Walt Whitman Rostow (auteur de Les étapes de la croissance économique, publié en 1960, un classique de la “science économique” orthodoxe sur le développement, capitaliste s’entend) : « C’est sans doute là l’un des résumés les plus cyniques, mais aussi les plus sincères jamais publiés de la façon dont un pays riche réagit en face des besoins et des espérances des jeunes nations du monde » (p. 213 de la réédition de 1994). Pour l’intérêt porté par l’administration états-unienne au Ghana pendant les deux dernières années de présidence de Nkrumah, au Général Ankrah, avant et après le putsch, on peut consulter le volume des Foreign Relations of the United States (FRUS) consacré au Ghana : FRUS 1964-68, Vol. XXIV : Africa, Ghana (http://www.state.gov/www.about_state/history/vol_xxiv )

    [19Dans son ouvrage classique, Sur la “philosophie africaine” (Paris, Maspero, 1976), Paulin Hountondji, critique de l’ethnophilosophie – terme inspiré du titre de la thèse inachevée de Nkrumah : Mind and Thought in Primitive Society. A Study in Ethno-Philosophy with Special Reference to the Akan Peoples of the Gold Coast, West Africa – a procédé, dans le chapitre 7 (« L’Idée de Philosophie dans le Consciencisme de Nkrumah) à une comparaison de la première édition (1964) et la dernière (1970), concernant le rapport à l’africanisme. Ainsi, conclut-il, par exemple, que « malgré les remaniements importants ainsi opérés, l’édition de 1970 reste largement tributaire des présuppositions idéologiques d’avant 1965. Plutôt que de replâtrer le texte initial, Nkrumah aurait dû, pour être conséquent avec lui-même, renier purement et simplement l’ancien texte et écrire à nouveaux frais un nouveau livre » (p. 179). Cf. aussi, par exemple, Grégoire Mavounia, « Notes sur l’évolution de la pensée de K. Nkrumah (Du “consciencisme” à la “lutte des classes”) » (Revue congolaise de droit, n° 1, janvier-juin 1987, p. 49-65).

    [20K. Nkrumah, « African Socialism revisited » (1967), Paper read at the Africa Seminar held in Cairo at the invitation of the two organs At-Talia and Problems of Peace and Socialism, https://www.marxists.org/subject/africa/nkrumah/1967/african-socialism-revisited.htm, Adjei-Gyamfi Yaw, « Afrocentricity : An Important Feature of the Pan African Tradition », This is Africa, october 2, 2018 ; https://thisisafrica.me/. Il est clair que l’afrocentriste n’a pas compris qu’il s’agit d’une critique par Nkrumah du fétichisme dudit communalisme africain. Il en est autant de son collègue Kwame Botwe-Asamoah quand il affirme dans la préface de son ouvrage sur Nkrumah (Kwame Nkrumah’s Politico-Cultural Thought and Policies. An African-Centered Paradigm for the Second Phase of the African Revolution, London & New York, Routledge, 2005) que « his socio-political philosophy returns to traditional African ethics, humanistic values and egalitarian mode of production to formulate a new socio-economic system for post-independence Africa ». Cf. aussi les pages 166-168 de la conclusion de l’ouvrage de Botwe-Asamoah qui ne se réfère aucunement à ce qui est postérieur à Le Consciencisme.

    [21Adjei-Gyamfi Yaw, « Afrocentricity : An Important Feature of the Pan African Tradition », This is Africa, october 2, 2018 ; https://thisisafrica.me/.

    [22Kwame Nkrumah’s Politico-Cultural Thought and Policies. An African-Centered Paradigm for the Second Phase of the African Revolution, London & New York, Routledge, 2005, p. x.

    [23Un détail sans doute : l’épouse de Nkrumah était d’origine égyptienne, une Africaine sémite “blanche” ou “brune”.

    [24K. Nkrumah, La lutte des classes en Afrique, Paris, Présence Africaine, 1972 [Londres, Panaf Books Ltd, 1970, traduit de l’anglais par Marie-Aïda Bah Diop], p. 10. Pour les « “socialismes africains”, en plus de l’ouvrage de Yves Bénot déjà cité cf., par exemple, Saïd Bouamama, Figures de la révolution africaine. De Kenyatta à Sankara, Paris, La Découverte, 2014.

    [25Présence Africaine, 2012/2, N° 185-186, p. 61-76, https://www.cairn.info/revue-presence-africaine-2012-1-page-61.htm.

    [26K. Nkrumah, « The Myth of the Third World », Labour Monthly, october 1968, p. 462-465 ; http://www.unz.org/Pub/LabourMonthly-1968oct-00462. Idée reprise dans La lutte des classes en Afrique : « Le monde en développement n’est pas un bloc homogène opposé à l’impérialisme. Le concept de “Tiers-Monde est illusoire. Car, pour une large part, il demeure sous domination impérialiste », p. 102.

    [27Hannah Arendt, « Politique et révolution » (1970), in H. Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy/Presses Pocket “Agora”, 1972 [1969-1972], (p. 209-241), p. 218.

    [28Hannah Arendt, « Réflexions sur Little Rock » (1959), in Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005, p. 217-236.

    [29En agronome, Cabral, résidant alors au Portugal avait été en mission plusieurs fois en Angola, entre 1955 et 1958, où il avait, par ailleurs, participé à l’organisation du mouvement angolais de libération nationale.

    [30A. Cabral, Unité et Lutteop. cit.

    [31Stanislas Adotevi, op. cit., p. 115.

    [32En plus du livre de Jean Copans, Les marabouts de l’arachide. La confrérie mouride et les paysans du Sénégal (Paris, Le Sycomore, 1980), on peut consulter, par exemple, l’article de Mohamed Guèye, « Touba, une zone de non-droit au cœur de la République », Défis Sud, février-mars 2015, p. 17-19) ; et plus portés sur le politique et le religieux : l’ouvrage de Christian Coulon, Le marabout et le prince (Islam et pouvoir au Sénégal), Bordeaux, Institut d’études politiques/Centre d’étude d’Afrique noire, 1981, l’article de Sanou Mbaye, « Les dérives d’un bicéphalisme politico-religieux », Pambazuka, 17 avril 2009, http://www.pambazuka.org/fr/category/comment/55700), l’entretien vidéo : « Moussa Sène Absa [cinéaste sénégalais] accuse : “les politiciens et les marabouts ont pris ce pays en otage” », entretien vidéo, du 4 février 2020, https://www.leral.net/Moussa-Sene-Absa-accuse-les-politiciens-et-les-marabouts-ont-pris-ce-pays-en-otage_a269736.html (la vidéo est en ligne sur plusieurs sites sénégalais).

    [33Extrait d’un propos de Cabral aux guérilleros, au village de Maké en 1966, rapporté par Gérard Chaliand, Lutte armée en Afrique, Paris, François Maspero, 1967, p. 49.

    [34A. Cabral, « Allocution prononcée à l’occasion de la Journée Kwame Nkrumah » (à l’occasion de ses obsèques), Présence Africaine, numéro d’hommage à Nkrumah, 1972, p. 5-10. Kwame Botwe-Asamoah cite l’hommage de Cabral à Nkrumah en ne mentionnant pas ce passage critique (p. 174).

    [35Sur quoi s’est appuyé le Rapport alternatif sur l’Afrique (RASA). Numéro zéro. Un rapport pour l’Afrique par l’Afrique, Dakar, juin 2018, www.rasa-africa.org) en affirmant que « De 1960 à 1970, les premiers intellectuels étaient à la fois révolutionnaires et panafricanistes » (p. 56) ? Que peut bien signifier « révolutionnaires », surtout quand la phrase suivante dit que « Beaucoup étaient dans l’ombre des premiers dirigeants comme conseillers » ? Des intellectuels « révolutionnaires » ayant servi de conseillers aux dirigeants néocoloniaux qu’étaient presque tous les supposés « pères des indépendances africaines » ?

    [36Cf., par exemple, J. Nanga, « Aperçu sur l’actuelle classe dominante en Afrique », CADTM, 29 janvier 2018, www.cadtm.org/Apercu-sur-actuelle-classe. Pour Jacqueline Mugo (secrétaire générale de Business Africa, une association patronale panafricaine, et directrice de la Fédération des employeurs du Kenya), par exemple, la flexibilité est le présent et l’avenir du marché du travail (J. Mugo, « En Afrique, l’entrepreneuriat est perçu comme l’une des clés de la croissance », Agyp.co, 12 février 2017, https://www.agyp.co/en-afrique-lentrepreneuriat-est-percu-comme-lune-des-cles-de-la-croissance/), ce qui est une assomption de la précarité, de la précarisation des emplois, des revenus des moyen·ne·s et petit·e·s salarié·e·s.

    [37Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers, Paris, Homnisphères, 2004 [Uruguay, Ediciones del Chancito, et autres éditions d’Argentine, de Colombie et du Mexique, 1998 ; traduit de l’espagnol (Uruguay) par Lydia ben Ytzhak], p. 28.

    [38Quand dans le même discours il dénonce – dans un passage rendu célèbre par sa mise en chanson/musique par Bob Marley & The Wailers, sous le titre de « War » – l’existence dans « certaines nations des citoyens de première classe et de seconde classe », ce n’est pas en pensant aux classes sociales, mais aux races, comme le dit aussi bien la phrase antérieure sur les races “supérieure” et “inférieure” ainsi que celle postérieure faisant référence à la couleur de la peau devant devenir aussi insignifiante que celle des yeux.

    [39Cf., par exemple, Walter Rodney, « Panafricanisme et lutte des classes » (1974-1975), Périodehttp://revueperiode.net/panafricanisme-et-lutte-des-classes/.

    [40A. Cabral, « Fondements et objectifs de la libération nationale et structure sociale », p. 168-169.

    [41Par exemple, en Angleterre encore monarchique (avec sa minorité de nobles et l’écrasante majorité de roturier·e·s) dans le personnel enseignant des universités, c’est-à-dire dans l’élite intellectuelle, « L’écart de salaire entre les Blancs et les minorités ethniques est de 9%, mais il s’élève à 14 % pour les seuls Noirs. Ces minorités sont exclues des postes les plus prestigieux », Aris Martinelli, « Une grève à l’Université dans l’Angleterre réactionnaire », Contretemps, 19 mars 2020, https://www.contretemps.eu/.

    [42Cf., par exemple, RASA, op. cit., p. 35 et p. 38 où la façon de mentionner le racisme anti-Noir·e·s en Afrique du Nord – indéniablement existant, inacceptable et, heureusement, combattu sur place – donne l’impression que n’est pas incluse dans le RASA cette partie de l’Afrique, où certes la considération d’être Africain·e ne semble pas si établie, au sein des populations majoritairement non noires (cf., par exemple, Stéphanie Pouessel (dir.), Noirs au Maghreb. Enjeux identitaires, Tunis/Paris, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain/Karthala, 2012), du fait de la réduction de l’africanité à la négro-africanité à l’égard de laquelle persistent des préjugés, du racisme hérité aussi bien du passé de traite transsaharienne que de l’image dominante de la négrité diffusée dans le monde par les cultures racistes blanches d’Europe et des Amériques. En même temps, il existe dans des sociétés ouest-africaines, une discrimination à l’égard de la partie touarègue (non noire) de la population, rendue visible en ce XXIe siècle par quelque énième rébellion armée. Ainsi, l’idée de l’Afrique que véhicule ce rapport, malgré la contribution de quelques Africain·e·s non noir·e·s, est racialiste, un héritage du colonialisme avec lequel on prétend pourtant vouloir rompre épistémiquement. Ainsi : qu’est-ce que l’Afrique, qui est Africain·e en ce XXIe siècle ?

    [43Aimé Césaire à Lilyan Kesteloot, cité par René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude suivi de Travaux d’identité, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 144-145. La précision apportée par Césaire (en 1972-1973) s’oppose à la conception de Senghor ayant érigé la négritude en idéologie (le “socialisme africain” étant une émanation des valeurs du “monde noir”). L’émotion nègre de Senghor relève aussi du « gobinisme renversé », car pour Gobineau « Que l’immense supériorité des blancs dans le domaine entier de l’intelligence, s’associe à une infériorité non moins marquée dans l’intensité des sensations. Le blanc est beaucoup moins doué que le noir et que le jaune sous le rapport sensuel » (Essai sur l’inégalité des races, page 197 de l’édition électronique dans la collection “Les classiques des sciences sociales” sur le site de l’Université du Québec à Chicoutimi : http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales. Quant aux « trois gouttes de sang noir », c’est le titre d’un ouvrage d’Elie Faure (Les trois gouttes de sang, Paris, Edgar Malfère, éditeur, 1929, p. 113-114), historien de l’art – auquel Senghor s’est souvent référé – défenseur d’un génie rythmique du Noir, en transfigurant, positivement, l’idée de Gobineau. Il s’agit, chez Césaire, d’une critique de l’appropriation inversée du principe raciste états-unien du “one-drop rule”, la goutte de sang “non blanc” qui suffisait pour exclure les métis·ses de la race blanche.

    [44RASA, p. 103. Cf. aussi p. 48 où est cité Abdoulaye Wade, alors président du Sénégal (« il faut raviver la fierté africaine »), qui est resté assez fidèle à cet « entêtement » (« L’entêtement est la liberté qui se fixe en une singularité et se tient à l’intérieur de la servitude », selon Hegel, Phénoménologie de l’Esprit 1, 1807, Paris, Gallimard, 1993 [traduction de l’allemand et notes par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière], p. 204 ; il s’agit ici de la servitude organisée par et pour le Capital dont la dynamique a produit, entre autres : 1°) la conquête des “Amériques”, le massacre des autochtones/ “Indien·ne·s” et l’importation esclavagiste des Noir·e·s ; 2°) la colonisation de l’Afrique), depuis la critique du fédéralisme colonial, sans revendication de l’indépendance (A. Wade, « Imposture du fédéralisme », Présence Africaine, n° 5, décembre 1955-janvier 1956, p. 101-105), jusqu’à la co-conception du NEPAD (Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique) que l’altermondialiste nigérien Moussa Tchangari a, de façon très pertinente, dénommé le « boubou africain du néolibéralisme »

     

    source: http://www.cadtm.org/

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  • Statue de Kwame Nkrumah, Accra, Ghana

     

    1960 est l’année du passage du Ghana au statut de république, Kwame Nkrumah en devenant le président. Soixante ans plus tard, il demeure en Afrique une référence majeure. Cependant, il y a cinq décennies déjà, le philosophe Paulin Hountondji avait lancé un appel : « L’échec de Nkrumah mérite d’être médité ». C’est à une compréhension de cet échec que veut, modestement, contribuer ce texte.

     

    Sommaire  

     

    En 1960, une dizaine de colonies européennes d’Afrique accédaient à l’indépendance, rejoignant ainsi les huit États africains existant alors. Parmi lesquels, le dernier à avoir acquis son indépendance, en 1957 : l’État du Ghana, avec Kwame Nkrumah, dirigeant du Convention People’s Party (CPP), comme Premier ministre, mais en restant néanmoins sous l’autorité de la couronne d’Angleterre, au sein du Commonwealth. 1960 est l’année du passage du Ghana au statut de république, K. Nkrumah en devenant le président. Avec le projet de construction d’un Ghana socialiste, appelé à être un fer de lance de la décolonisation intégrale de l’Afrique, de la « révolution africaine », pour la construction de l’unité africaine. Comme le prônaient aussi au même moment, avec quelques différences, d’autres activistes et idéologues africains, à l’instar de Mehdi Ben Barka, Amilcar Cabral, Frantz Fanon.

    Soixante ans après, dans une Afrique qui demeure prisonnière du néocolonialisme, comme forme de la domination capitaliste, sur lequel il a mis l’accent (Le Néocolonialisme dernier stade de l’impérialisme), K. Nkrumah demeure une référence majeure pour nombre de partisan·e·s de l’émancipation des peuples africains. Mais ceux-là demeurent le plus souvent installé·e·s dans ce que l’historien Adiele Eberechukuwu Afigbo a nommé « les mythologies opposées de l’impérialisme et du nationalisme des peuples coloniaux [1] », plutôt que procédant à un examen des rapports entre les idéaux proclamés (socialisme, panafricanisme) les pratiques du régime de Nkrumah (et son parti) et l’esprit de ce temps-là. Comme l’expression d’une surdité à l’appel lancé il y a cinq décennies par le philosophe Paulin Hountondji : « L’échec de Nkrumah mérite d’être médité » [2]).

    C’est à une compréhension de cet échec que veut, modestement, contribuer ce texte, à la suite d’autres, plutôt contemporains de Nkrumah. Mais aussi, brièvement, à la lumière de deux décennies de gestion du pouvoir par l’African National Congress de Nelson Mandela, ayant promis une « Renaissance africaine » en se référant à, entre autres, l’Ubuntu, cette version locale de l’african personality, ce concept africaniste ayant inspiré le consciencisme de Nkrumah et par lequel va commencer ce texte.

     Nkrumah sur les pas de Blyden : African Pesonality et Consciencisme

    Partisan de la “révolution africaine”, d’une émancipation de l’Afrique non seulement du colonialisme mais aussi du néocolonialisme [3], Nkrumah, militant et intellectuel anticolonialiste, puis dirigeant de l’État ghanéen (à partir de 1957), s’est abreuvé intellectuellement à, entre autres, ce que Valentin Mudimbe a nommé la « bibliothèque coloniale » . Il s’agit, grosso modo, des connaissances sur les peuples ou sociétés colonisées d’Afrique produites pendant la domination coloniale par des administrateurs, des militaires, des missionnaires religieux, des savants, des entrepreneurs, des aventuriers. Connaissances qui se caractérisent généralement par une essentialisation des différences culturelles, résultant de la combinaison d’une observation superficielle, d’une compréhension a-historique, voire fantasmatique, influencées par les différences biologiques apparentes dites raciales, des dits peuples ou sociétés. La pensée originelle de Nkrumah, tout comme celle l’ayant précédée, de Léopold Sédar Senghor, chantre de la négritude, peut alors être considéré comme une illustration du fait que « ce qui finit par être textualisé comme la vérité de la culture indigène est une part qui finit par être incorporée de façon ambivalente dans les archives du savoir colonial [4] », légué à, ou assumé d’une certaine façon par, une grande partie de l’élite post-coloniale/néocoloniale. Celle-ci arrivait, du fait aussi d’un certain empirisme, à oublier que son interprétation, essentialisée, de ladite culture – négro-africaine en l’occurrence – découlait en fait de ce savoir colonial, la posant dès lors faussement comme authenticité. Ainsi, il en est du discours de Nkrumah sur l’émancipation de l’Afrique, fondé sur l’African personality.

    Nkrumah n’en est pas l’initiateur. Car sans qu’il s’en réfère, ni dans son Autobiographie (1956) ni dans Le Consciencisme (1964, 1969) [5], c’est le Libérien Edward Blyden (1832-1912) – originaire de la Caraïbe danoise, ayant immigré aux États-Unis d’Amérique, puis arrivé au Libéria dans le cadre de l’American Colonization Society [6] – qui est considéré comme le premier à avoir parlé de l’African personality, dans la deuxième moitié des années 1800. C’est ainsi un prédécesseur aussi bien du négrisme haïtien [7], de la Renaissance noire de Harlem (New York, États-Unis) que de la négritude conçue à Paris dans les années 1930, par les Antillais·es Aimé Césaire, Suzanne Césaire, Paulette Nadal, le Guyanais Léon-Gontran Damas, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor (qui va aussi parler de la « personnalité africaine »), etc. Bien avant que l’anthropologue haïtien Anténor Firmin publie De l’égalité des races (1885), une critique de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) du Français Joseph-Arthur de Gobineau (1816-1882), Blyden avait rejeté l’idée d’une infériorité naturelle des Noir·e·s stipulant par exemple, selon lui, que « The Negro is the European in embryo – in the undevelopped stage – and that when, by and by, he shall enjoy the advantages of civilisation and culture, he will become like the European [8] », grâce à la “mission civilisatrice”. À cette hiérarchisation, il opposait le parallélisme des races : « they are distinct but equal […] Each race is endowed with peculiar talents, and watchful to the last degree is the great Creator over the individuality, the freedom and independance of each. In the music of the universe each shall give a different sound, but necessary to the grand symphony [9] ».

    L’éducation coloniale des Négro-Africain·e·s, la prétendue « mission civilisatrice » par les colons européens (blancs), était ainsi selon Blyden, une entreprise de dénaturation de ladite African personality émanant de la culture négro-africaine authentique/traditionnelle, d’avant les contacts directs, post-médiévaux, avec la civilisation dite européenne ou blanche. Blyden alimentait ainsi le racialisme de l’ethnologie, alors en cours d’élaboration depuis quelque temps, essentialisant les différences culturelles sous forme de déterminisme géographique, voire biologique (racial), plutôt que de procéder à une analyse historique et comparée des différentes sociétés humaines, sans les lunettes raciales et hiérarchisantes des colons. Ces lunettes, l’anthropologue, philosophe et sociologue français Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), va continuer de les porter, avec une fière allure de savant. Celui des « sociétés inférieures » (1910) et de la « mentalité primitive » (1922) [10], qui ont particulièrement marqué l’ethnologie coloniale de la première moitié du XXe siècle.

    De la fin des années 1950 au mitan des années 1960, Nkrumah met l’accent sur l’African personality – en parlant parfois en termes de « génie africain » – qu’il tient à distinguer de la négritude (dont les chantres ont longtemps ignoré l’existence de l’œuvre de Blyden [11]) : « When I speak of the African genius, I mean something different from negritude […] I mean something positive, our socialist conception of society, the efficiency and validity of our traditional statecraft, our highly developed code of morals, our hospitality and our purposal energy [12] ». Une définition qui n’aurait pas, pourtant, disconvenu à la négritude senghorienne (« ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des noirs ») qui s’était abreuvée, entre autres, aux mêmes sources que Blyden, la « bibliothèque coloniale », en la transfigurant (positivement), ainsi qu’au vécu, appréhendé a-historiquement, des sociétés négro-africaines (il n’y a pas, à l’époque de Blyden, puis de la naissance de la négritude, de production ethnologique négro-africaine, à proprement parler). Pourtant, l’année précédant celle de la définition ci-dessus citée, lors du 1er congrès international des africanistes (1962) – organisé sous ses auspices à Accra –, Nkrumah, particulièrement préoccupé par une riche connaissance de l’Afrique qu’il considérait comme une condition de son émancipation, avait appelé au remplacement de l’ethnologie/anthropologie par la sociologie « qui, plus que toute autre discipline, apporte les fondements les plus solides pour une politique sociale [13] ». Certes, en s’illusionnant implicitement sur la neutralité axiologique de ladite sociologie qui était déjà riche en courants pouvant être opposés, par exemple sur le choix de leurs objets (mettant en avant tel(s) aspect (s) de la réalité sociale ou l’(les) occultant), de leurs méthodes, etc. Toutefois, il ne se privait pas de demeurer, en même temps, attaché à l’affirmation de la supposée African personality qui pourtant ne se fondait pas théoriquement/gnoséologiquement sur une sociologie de l’Afrique d’avant l’intrusion européenne. Ainsi, ladite African personality est l’un des principes de sa « philosophie et idéologie pour la décolonisation et le développement avec une référence particulière à la révolution africaine » : le consciencisme, exposé dans l’ouvrage éponyme (1964), censé combler « l’absence d’idéologie » constatée et déplorée par Fanon (« Cette Afrique à venir », 1960, in Pour la révolution africaine), contribuer à la résolution de la « crise de la connaissance » hypothéquant la « révolution africaine » selon Cabral [14].

     Consciencisme et classes sociales

    La dite idéologie, le consciencisme, dessine un horizon “socialiste”, notamment en conséquence d’une fréquentation par Nkrumah de la théorie marxiste, des activistes marxistes noir·e·s aux États-Unis et en Grande-Bretagne – à l’instar du Trinidadien Cyril Lionel Robert James –, des marxistes de la sous-région ouest-africaine. Socialiste se proclame le parti de Nkrumah, le Convention People’s Party (CPP) dans son programme : « Le Nkrumaïsme, fondé sur le socialisme scientifique, a une valeur universelle » [15]. Cependant ledit “socialisme” est néanmoins à considérer comme un syncrétisme, car le même programme parle d’« une adaptation des principes socialistes aux données africaines ». Il est question pour le théoricien du consciencisme de ré-enracinement dans la supposée tradition sociale africaine, considérée comme communaliste : « Dans la société africaine traditionnelle, en effet, aucun intérêt ne pouvait être considéré comme déterminant ; les pouvoirs législatif ou exécutif ne soutenaient les intérêts d’aucun groupe particulier. Le but suprême était le bien du peuple tout entier » [16]. Le consciencisme a donc pour but de « rendre à l’Afrique ses principes sociaux humanistes et égalitaires » (p. 96), de « reconstituer la société égalitaire » (p. 98). Néanmoins – comme cela apparaît déjà chez le théologien chrétien Blyden (manifestant un faible pour l’islam) [17] – l’Afrique va « assimiler les éléments occidentaux, musulmans et euro-chrétiens présents en Afrique et les transformer de façon à ce qu’ils s’insèrent dans la personnalité africaine. Celle-ci se définit elle-même par l’ensemble des principes humanistes sur quoi repose la société africaine traditionnelle » (idem). Ré-enracinement qu’exprimait en 1961 un des principaux dirigeants du CPP, Kofi Baako (ministre de l’Éducation et de l’Information, puis de la Défense, 1961-1966), l’un des principaux promoteurs du “nkrumaïsme” : « L’Afrique était d’ailleurs prédestinée au Nkrumaïsme : la société traditionnelle est présentée comme une société “communautaire, c’est-à-dire socialiste” (K. Baako). M. Baako ajoute : “Nous portons les vêtements de nos familles, nous mangeons ensemble et nous partageons en général avec autrui. C’est cela le socialisme et si un livre sur le socialisme devait être écrit, il l’aurait été en Afrique longtemps avant que Marx n’en ait eu l’idée” [18] », ou, un peu plus longuement : « La société africaine a toujours reposé sur la conscience des devoirs mutuels et l’individualisme n’a jamais fait partie de nos conceptions traditionnelles. L’égalitarisme et l’appartenance à une communauté ont été la base de la société africaine. Le socialisme a toujours été le trait essentiel de la société africaine, qui est fondée sur un point de vue spirituel (valeur de l’individu comme être spirituel) et un point de vue humaniste. Chaque individu est sacré et nous nous considérons tous comme ayant été créés de la même manière par le même Créateur […] Si nous sommes tous enfants de Dieu, alors étant frères et sœurs issus d’un même père, nous avons des devoirs mutuels, et la conscience du devoir de l’individu à l’égard de la société et à l’égard de tout autre être humain est la base même de tout socialisme [19] ». Nous pouvons souligner en passant que ces propos, en plus des traces de monothéisme chrétien ou musulman d’origine extra-africaine orientale, expriment une flagrante ignorance des cultures, de la vie du monde rural européen (du Moyen Âge au début du XXe siècle), assez caractéristique du culturalisme différentialiste négro-africain, maladroitement, asymétriquement comparatiste [20]. Étant en cela héritier non seulement du savoir colonial, mais aussi de l’urbanocentrisme, d’une espèce de honte moderniste à l’égard du monde rural historique européen/des cultures rurales européennes, dominant au sein de l’intelligentsia métropolitaine, européenne – ethnologues de l’ailleurs inclus·es –, se détournant généralement de la néanmoins riche production des folkloristes de l’Europe.

    Certes, Le Consciencisme n’est nullement aveugle aux changements que le colonialisme a fait subir aux sociétés africaines, à l’instar du recyclage (“indirect rule”, gouvernement indirect colonial britannique), plutôt qu’une éradication, des hiérarchies traditionnelles – allant du roi à ses sujets, et à leurs esclaves –, des nouvelles hiérarchies sociales (modernes) parmi les colonisé·e·s. Ainsi, il y est question de tous ces colonisés (« cadres africains », « commerçants et négociants, des gens de loi, des médecins, des politiciens et des syndicalistes », « aussi des éléments à l’esprit féodal ») qui, bien avant l’indépendance, « formèrent quelque chose de parallèle à la bourgeoisie européenne […] une classe désormais associée au pouvoir social » (p. 87-88). Les intérêts sociaux, économiques, de ladite classe étant ainsi objectivement divergents de ceux des colonisé·e·s des autres classes sociales, les plus subalternes ; voire ils pouvaient leur être antagoniques. Malgré le changement qu’a constitué l’indépendance, cela n’avait pas été emporté avec le colonialisme (par la décolonisation).

    Cependant, en dépit d’une certaine volonté de distinguer le conciencisme de la négritude senghorienne, se constate chez Nkrumah une certaine adhésion à l’idée d’une rationalité négro-africaine caractérisée par son non-antagonisme, que Senghor opposait à la supposée rationalité antagonique blanche/européenne [21] – la lutte des classes pouvant être considérée comme une de ses manifestations. Selon l’un de ses proches collaborateurs d’alors, le marxiste (ayant cessé de l’être plus tard) nigérian Samuel Ikoku, le président Nkrumah « ne tenait pas suffisamment compte du rôle des classes » [22]. Il mettait plutôt l’accent sur le peuple, la nation, dont les intérêts sont considérés comme devant finir, en période post-coloniale, par transcender ceux des classes sociales. Il est, dès lors, question dans Le Consciencisme du « soutien qu’il [le CPP] reçoit de la nation entière » qui « lui permet de songer avec réalisme à introduire des changements fondamentaux dans l’imbroglio social qu’a laissé le colonialisme » (p. 123). Le soutien de la « nation entière » fait référence au choix majoritaire/populaire (lors du référendum de janvier 1964) d’instaurer le monopartisme. La nécessité d’un régime de parti unique était justifié, entre autres, par l’idée qu’« un système parlementaire à plusieurs partis […] ne serait en réalité qu’une ruse pour perpétuer de façon sournoise la lutte inévitable entre les “nantis” et les “dépossédés” » (p. 123) – clivage considéré comme produit que sous le colonialisme. Autrement dit ce n’est pas l’existence objective de ces classes sociales – aussi embryonnaires fussent certaines d’entre elles – qui constituait un problème pour le consciencisme de Nkrumah, mais l’expression politique de leurs intérêts objectivement divergents, leur conflictualité pourtant reconnue en même temps comme « inévitable ». Le consciencisme contribuait ainsi, théoriquement, à la justification à postériori de l’instauration du monopartisme par les nouveaux États africains. Ceux-ci ayant généralement prétexté de la nécessité de préserver l’unité nationale, face à la supposée menace de dislocation nationale qu’était censée représenter la pluralité des partis politiques, supposés user et abuser du clientélisme ethnique/tribal. Bref, Nkrumah, à l’instar de ses pairs, plaquait sur la société post-coloniale la grille de lecture ethnologique d’une supposée société traditionnelle pré-coloniale, communaliste dans laquelle « aucun intérêt » n’était « considéré comme déterminant ». La gouvernance conscienciste devant ainsi revitaliser l’African personality.

    Cette conception invalidant la lutte des classes dans les sociétés africaines post-coloniales était assez courante à l’époque, y compris chez celles/ceux – aussi rares soient-elles/ils parmi les élites négro-africaines et leurs ami·e·s extra-africain·e·s – qui n’adhéraient pas à quelque variante du culturalisme négro-africain (négritude, African personality, l’ « ujaama » du Tanganyikais puis Tanzanien Julius Nyerere, etc.). Il en est ainsi, par exemple, du principal conseiller économique (1957-1958) du Premier ministre Nkrumah, l’Antillais britannique noir, originaire de Sainte-Lucie, William Arthur Lewis, spécialiste de l’économie du développement – capitaliste s’entend (lauréat, plus tard, en 1979, du Prix de la Banque Royale de Suède, couramment dit Prix Nobel d’économie).

     W. Arthur Lewis et l’inapplicabilité du marxisme en Afrique

    De culture politique fabienne [23], et panafricaniste, Lewis considérait, au cours de l’année ayant suivi la publication de Le Consciencisme, que « la société ouest-africaine [espace auquel appartient le Ghana] n’entre pas dans les catégories marxiennes » [24], « L’Afrique occidentale n’est absolument pas une société de classe dans l’acception marxienne » (idem) « il n’y a pas là-bas de classes sociales » (p. 20). Il allait ainsi, apparemment, au delà du président Nkrumah qui reconnaissait néanmoins leur existence, de façon assez imprécise certes, tout en évacuant leur conflictualité (couramment considérée comme consubstantielle), prônant sa caducité après l’indépendance. Ce qui revient généralement à vouloir voiler la conflictualité, en faveur de la classe dominante. Et Lewis précisait que « Cela veut dire, non pas que la théorie marxienne soit fausse, mais que vraie ou fausse, elle ne s’applique pas à l’Afrique occidentale, et c’est un fait d’une importance énorme » (ibidem), « on essaie d’importer cette philosophie en Afrique occidentale, elle s’y révèle en grande partie inapplicable » (idem). Cette prétendue inapplicabilité du marxisme en Afrique ou son statut d’“idéologie importée” (exprimée aussi dans les rangs du CPP au pouvoir, malgré l’adhésion au « socialisme scientifique » proclamée dans son programme), relevait, comme dit précédemment, d’un sens commun politico-intellectuel pendant les années 1960, voire jusqu’à la décennie suivante. Cela à partir d’une compréhension de la « théorie marxienne » – l’usage de « marxien » dans l’ouvrage de Lewis ne relève pas de la distinction, assez courante en marxologie, avec “marxiste”, le premier censé renvoyer au texte de Marx, le second aux textes et pratiques de celles et ceux qui se réclament de lui/sa pensée (à commencer par Engels), non sans connotation péjorative – qui est évidemment problématique, plutôt simpliste, mécaniste, voire relevant comme du « ouï-dire [25] ».

    En effet, la « théorie marxienne » est évoquée par Lewis dans un sens dont le rejet par Marx lui-même pouvait être connu, à l’époque, au sein de l’intelligentsia africaine ou panafricaniste. Par exemple, l’économiste et dirigeant politique sénégalais, Mamadou Dia [26], un socialisant non communiste, se disant même « marxiste sans l’athéisme [27] » (car musulman), faisait déjà référence, au cours des années 1950 [28], à la correspondance de Marx relative au sens de la dernière phrase du chapitre XXVI de la première édition du livre 1 de Le Capital (« Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement [que celui de l’Angleterre], bien que selon le milieu il change de couleur locale, ou se resserre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère moins fortement prononcé, ou suive un ordre de succession différent »). Dans une des lettres – auxquelles se réfère Mamadou Dia – adressée à Nikolaï Mikhailovski (1877), Marx avait précisé, à propos de cette phrase – concernant l’Europe occidentale, même pas toute l’Europe, et surtout pas le monde entier – qu’il ne s’agissait pas d’« une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés » ou « une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique ». Il l’illustra par la suite, de façon plus précise, en réponse à une question de la populiste russe Vera Zassoulitch (1881), relative à la phrase de Marx, concernant la Russie dont le développement était assez différent de celui de l’Angleterre, des pays d’Europe occidentale : « en Russie grâce à une combinaison de circonstances unique, la commune rurale, encore établie sur une échelle nationale, peut graduellement se dégager de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale » ou « cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie » [29]. Autrement dit, il ne s’agissait nullement d’ajuster la réalité russe d’alors à une sorte de lit de Procuste [30] marxiste qui consisterait en une soumission de la réalité russe aux différentes étapes par lesquelles s’était développé le capitalisme en Angleterre. Ce qui aurait plutôt relevé de la conception traditionnelle de la méthode (à laquelle n’adhéraient pas Marx et Engels) considérée comme un “outil” extérieur à l’objet ; tradition allant du philosophe grec antique Aristote au philosophe des Lumières, Emmanuel Kant, et à laquelle s’était opposé Hegel en définissant la méthode comme la structure du tout exposée dans son essentialité même (la dialectique). Le tout en question étant, selon lui, l’Esprit/Idée/la Raison en mouvement. Une conception de la méthode reprise de façon critique par ses disciples Engels et Marx, l’ayant traduite de façon matérialiste (la dialectique dite matérialiste ou de la totalité concrète), en rejetant l’Esprit ou la Raison comme principe de l’histoire, en considérant plutôt les humains « comme les auteurs et acteurs de leur propre drame […] comme les acteurs et les auteurs de leur propre histoire » (Marx, Misère de la philosophie, 1847). Il s’agissait ainsi, selon Marx, concernant la Russie, de partir de la dynamique de la société russe, comme formation sociale précise, distincte et articulée à d’autres, déjà embarquée dans l’histoire du capitalisme mais bien différemment de l’Angleterre, de la France, de la Hollande, etc. – où n’existaient plus, au XIXe siècle, les propriétés communales, les communs, dont on reparle abondamment depuis quelques années –, et des possibilités qu’offrait son état réel : la coexistence dans ce pays de « tous les degrés du développement social […] depuis la commune primitive jusqu’à la grande industrie et à la haute finance moderne » considérée par Engels, cette fois-ci, dans une lettre (avril 1885) à la même Zassoulitch, comme ce qui allait rythmer et déterminer la nature d’une éventuelle révolution en Russie. La « théorie marxienne » consistant ici non pas à se soumettre la réalité, mais à déterminer le possible souhaité à partir de la compréhension de la réalité comme totalité dynamique et complexe. Ce qui faisait dire à Lukacs, concernant une supposée orthodoxie marxiste : « Le marxisme orthodoxe ne signifie donc pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx, ne signifie pas une “foi” en une thèse ou en une autre, ni l’exégèse d’un livre “sacré”. L’orthodoxie en matière de marxisme se réfère bien au contraire et exclusivement à la méthode [31] ». Sans, en même temps, du fait de l’historicité, de la dynamique du réel, de la totalité concrète, que soit fixée une orthodoxie dialectique du type “diamat” stalinien. Ainsi, la « distension » du marxisme, à laquelle Fanon invite dans un passage assez célèbre de Les damnés de la terre – concernant l’analyse du problème colonial (« les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial ») –, et que nombreux présentent encore comme une originalité fanonienne, avait déjà été pratiquée par Marx et Engels dans leurs réponses à Zassoulitch.

    Autrement dit, considérée ainsi non pas comme « supra-historique » ou « philosophico-historique », il ne saurait être question d’inapplicabilité de la « théorie marxienne » dans les sociétés africaines, en général, ouest-africaines en l’occurrence, alors nouvellement sorties du joug colonial direct. Celui-ci, faut-il le rappeler, a succédé à un plus long embarquement, différencié, dans l’odyssée du capital, la genèse du capitalisme, la constitution du capitalisme historique, à partir de la traite Atlantique, aussi bien que par l’esclavage dans les îles africaines de l’océan Indien, voire l’escale du Cap de Bonne espérance sur la route des Indes orientales. Processus, de la traite à la colonisation, au cours duquel ont été produites certaines des dites « données africaines », « spécificités africaines », ont été inventées certaines « traditions africaines ».

    Les sociétés coloniales d’Afrique, tout comme celles post-coloniales d’alors sont ainsi déjà marquées par le mouvement du capital, mais différemment, évidemment, des sociétés ouest-européennes, nord-américaines, asiatiques, desdites latino-américaines, avec aussi des différences entre sociétés africaines (dans leur rapports au capital), comme il en existe aussi ordinairement entre les sociétés d’un même continent, les régions d’un même pays. Identité et différences donc dans la structuration des sociétés par le capital. Comme l’exprime d’ailleurs Lewis, en s’attachant aux faits.

     W. A. Lewis : De l’idéologie à la réalité

    En effet, malgré la supposée inapplicabilité, Lewis constatait néanmoins l’effectivité dans les sociétés ouest-africaines post-coloniales de certaines catégories couramment considérées comme marxistes. Ainsi, indique t-il que « la possession du sol ne pose pas de problème politique. Le capitalisme non plus. Il n’y a dans cette partie du monde qu’une poignée de capitalistes, dont les plus gros sont des sociétés étrangères. Le pourcentage des salariés est insignifiant et, dans presque tous les États, le gouvernement est le plus gros employeur de main d’œuvre » (p. 19), « la bourgeoisie est véritablement importante au Ghana et encore plus au Nigeria. Là où elle existe, elle tend à s’allier avec les chefs et à s’attirer l’hostilité des éléments plus radicaux » (p. 23) [32]. Existence de la propriété privée de la terre, de capitalistes (étrangers et autochtones), du salariat, d’alliances entre fractions autochtones socialement dominantes, inimitié ou conflictualité entre groupes/classes sociales, comme cela existait déjà généralement partout ailleurs, en ces années 1960. Mais, avec des particularités, exprimant, par exemple, leur structuration sociale ou leurs degrés de développement au moment des intrusions européennes et ce qui a découlé de celles-ci, selon les degrés de résistance ou/et de la soumission/collaboration. Ainsi, selon le non marxiste, voire l’anti-marxiste Lewis, « S’il n’y a pas une classe de possesseurs des moyens de production qui monopolisent le pouvoir politique, en revanche la société y est divisée à la fois verticalement et horizontalement » (p. 20).

    L’horizontalité renvoie à la distinction par « la tribu, la langue, l’habitat, ou tout autre différence pouvant créer une solidarité de groupe ». Quant à la verticalité, « avant l’arrivée des Britanniques et des Français, la plus ancienne division verticale était entre chefs et anciens d’une part, et membres de la tribu de l’autre ». Tout cela fut restructuré par l’autorité coloniale selon ses intérêts, en transformant, en général, – malgré d’héroïques résistances, finalement vaincues, généralement – les « chefs et anciens », y trouvant leurs intérêts, en collaborateurs (surtout sous la forme de l’“indirect rule”, dont on trouve aussi une variante dans les colonies françaises, voire dans la « colonisation portugaise “ultra-directe” » selon Michel Cahen), sans lesquels l’administration coloniale n’aurait pas été efficace, auxquels se sont joints à partir d’un moment des « politiciens » indigènes, “modernes” ou “évolués”. Il y a, par ailleurs, dans la nouvelle verticalité, « la nouvelle “bourgeoisie”, composée de commerçants, fermiers, membres de professions libérales et autres personnes instruites. Cette classe est très peu nombreuse […] Cette nouvelle bourgeoisie composée de commerçants, de riches fermiers et de gens instruits de formation secondaire ou supérieure, sans avoir d’homogénéité politique, est unie par une assez grande solidarité » (p. 23).

    Autrement dit, il existe une conscience de classe, certes dans le contexte de l’héritage de la « situation coloniale » (Georges Balandier, 1951), avec ses hiérarchies sociales pouvant être marquées par la démographie impériale, ladite conscience de classe peut être aussi marquée par le fractionnement ethno-national. Ainsi la concurrence, interne à la classe, entre les autochtones et ceux qui, arrivés sous le colonialisme, sont demeurés après les indépendances : la concurrence avec les « Syriens, Libanais, Indiens, Européens », les « petits commerçants africains à qui des concurrents libanais ou africains des autres parties du continent mènent la vie dure ». Avec pour conséquence en certains pays, selon Frantz Fanon : « Du nationalisme nous sommes passés à l’ultra-nationalisme, au chauvinisme, au racisme » (Les damnés de la terre) Comme autre expression de la verticalité, il y a les « mécontents […] plus nombreux que les bourgeois », mais constituant aussi une « petite minorité », par rapport à « la grande masse du peuple […] constituée par les paysans qui vivent de la terre et n’accordent à la politique qu’une attention marginale ». Participent de ces « mécontents », non seulement des petits commerçants, mais aussi des jeunes diplômés de l’enseignement primaire en quête d’emploi, les instituteurs se considérant mal rémunérés, des salariés en attente d’une augmentation des salaires, des « fermiers qui réclament des prix plus élevés », des syndicalistes, etc. Des manifestations de la conscience de classe, contrairement à ce que laissait entendre l’un des premiers articles de référence concernant la question de l’existence ou non des classes sociales en Afrique post-coloniale, par l’africaniste français Jacques Binet, selon lequel était inexistante la conscience de classe en Afrique dite noire (réduite aux ex-AEF et AOF) [33]. Ce, malgré l’existence des syndicats à l’instar de celui des planteurs africains en Côte d’Ivoire coloniale (dirigé par Félix Houphouët-Boigny) qui en s’opposant au travail forcé des indigènes, comme privilège accordé aux planteurs blancs, revendiquait, en tant que fraction indigène des gros planteurs (bourgeoisie agraire/paysannerie riche), un droit égalitaire à l’exploitation de la main d’œuvre agricole indigène. Quant au syndicalisme des travailleurs, on en trouve les premières traces – hors Afrique du Sud – dès la deuxième décennie du 20e siècle, même s’il ne va être légalisé par les États coloniaux qu’à partir des années 1930 et se développer surtout à partir des années 1940 [34]. Certes, avec une « conscience trade-unioniste » généralement dépourvue de « conscience social-démocrate » ou socialiste/communiste, selon la distinction léninienne (Que faire ?, 1902). Mais non sans jouer un rôle dans l’essor du nationalisme anticolonial, avec « deux tendances assez nettes. L’une conduit à exiger une égalité de traitement avec les Européens et l’accession aux mêmes droits. L’autre consiste à exiger plus directement la reconnaissance de droits propres aux Africains, indépendamment de la situation des Blancs, ou plus exactement contre la situation qui découle de la présence dominatrice des Européens.

    Les deux tendances ne sont d’ailleurs pas contradictoires, car la première peut mener à la seconde. Traduites en langage politique, elles signifient que la revendication de l’égalité de traitement conduit à la revendication d’indépendance [35] ». Par ironie de l’histoire, ces revendications ne vont plus être soutenues quelques années plus tard, en période post-coloniale par des leaders nationalistes devenus chefs d’État. Par exemple, à la fin des années 1950, au début du post-colonial ghanéen, « Nkrumah très désireux maintenant de montrer que le Ghana offrait de bonnes conditions pour l’investissement extérieur, se rangea du côté de la Chambre des Mines pour combattre les militants syndicaux […] Nkrumah s’évertuait à persuader les mineurs de ce que “leurs anciens rôles de lutteurs contre les capitalistes était passé de mode” et qu’ils devaient maintenant “inculquer à nos travailleurs l’amour du travail et de la croissance” […] « Comme Sékou Touré [ancien dirigeant syndical] au même moment, Nkrumah témoigna de peu d’intérêt pour les travailleurs en tant que tels, pour l’égalité des salaires entre races, pour leur longue lutte en faveur des conditions décentes de vie et de la reconnaissance qu’ils demandaient, comme d’autres groupes de la société, vis-à-vis de leurs droits à s’organiser pour leur propre défense [36] ».

    Il s’avère ainsi que l’idée de la non pertinence du marxisme ou qu’il soit « en grande partie inapplicable » relève chez Lewis du choix idéologique, plutôt que d’une supposée neutralité axiologique sous-entendue dans le propos, cité plus haut, sur la fausseté ou non du marxisme. Car il y a finalement une certaine reconnaissance de l’existence des classes sociales. Certes, elles sont autrement configurées que dans la représentation courante des sociétés capitalistes, réduites à celles du capitalisme dit développé. Reconnaître l’existence des classes sociales revient à reconnaître celle, consubstantielle, de la lutte entre elles. Il est évident que, pour son accumulation, la croissance de son profit, le capital dans sa diversité (d’origines nationales) indiquée par Lewis, est condamné à mener la lutte de classe, contre la classe dont l’exploitation, l’extorsion de la plus-value, produit et reproduit l’enrichissement des capitalistes, au Ghana post-colonial comme partout ailleurs, grâce aussi à la législation. En fait, le problème ici est celui que Lewis ne pose pas comme tel, de l’articulation de la lutte contre les verticalités de classe et nationale/ethnique (particularismes existant non seulement dans les colonies entre travailleurs européens et indigènes/africains, mais aussi, par exemple, aux États-Unis entre force de travail blanche d’un côté et celle latina et noire de l’autre, au Japon entre force de travail japonaise et celle des “coréens-au-Japon”, etc.) ainsi que d’autres n’ayant pas attiré son attention, à l’instar de celle entre les genres que le capitalisme colonial avait recyclée et léguée, aussi comme arrière-plan de l’exploitation de la force de travail salariée, participant à la reproduction de celle-ci. Par exemple, dit-il, parmi les « mécontents » il y a les « citoyens qui n’admettent pas l’autorité des chefs » (Lewis, p. 24), c’est-à-dire qui considèrent que les intérêts des chefferies traditionnelles (“ethniques”/“nationales”) – en général, complices du pouvoir colonial, puis un composant de l’ordre néo-colonial, y compris dans les oppositions manifestant plus d’allégeance à l’égard des puissances impérialistes – ne sont pas les leurs, malgré une commune appartenance tribale/ethnique/nationale. Lesdits intérêts étaient déterminants ou prétendaient à l’être, aux dépens de ceux des autres membres (les « mécontents ») de la tribu/ethnie/nation. Penser à une articulation des différentes appartenances sociales, des formes de conscience sociale, complexes, voire ambiguës [37], Paris, Karthala/ORSTOM, 1987. ]], a été exclu par cet économiste “socialiste” fabien. Ce qui est généralement une acceptation implicite de la domination de classe bourgeoise.

    Ainsi, cette allergie s’explique aussi par la contribution de l’ouvrage à la guerre froide, sous les auspices du Congrès pour la liberté de la culture (s’étant avéré, par la suite, créé et entretenu discrètement par l’états-unienne CIA, pour la défense du “monde libre”, c’est-à-dire du “camp” capitaliste [38]), comme l’indique Lewis dans l’« Avant-propos » de l’ouvrage : « en juillet 1964, il [le Congrès pour La liberté de la culture] a réuni à King’s College, Cambridge, une douzaine de spécialistes de l’Afrique occidentale d’après l’indépendance, à qui j’ai soumis un premier jet de ces conférences et qui ont passé trois jours autour d’une table à les critiquer. La moitié environ d’entre eux ont accepté ma thèse fondamentale, les autres étant d’un avis différent, ce qui nous a permis d’avoir un échange de vues très profitable qui m’a conduit à une trentaine d’amendements, d’importance diverse » [39]. Ce qui n’était pas le cas de Le Consciencisme qui, en dépit de la frayeur anticommuniste davantage suscitée dans certains milieux par l’accentuation des relations de l’État ghanéen avec les États dits socialistes, par exemple, relevait encore de la croyance de Nkrumah au non-alignement concernant la guerre dite froide. En effet, si la Yougoslavie co-fondatrice du mouvement des États non-alignés, à Belgrade, en 1961, était dirigée par le Parti communiste de Josip Broz dit Tito, le Ghana de Nkrumah, comme l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, l’Inde de Jawaharlal Nehru, autres co-fondatrices dudit mouvement, n’étaient pas communistes.

     

    Jean NANGA, le 20/12/2020-militant du CADTM en Afrique, il collabore régulièrement à la revue Inprecor.

    source: http://www.cadtm.org/Kwame-Nkrumah-et-la-lutte-de-classe-African-personality-consciencisme-et


    A suivre : parties II et III.


    Notes

    [1Adiele Eberechukuwu Afigbo, « Les répercussions sociales de la domination coloniale : les nouvelles structures sociales », chapitre 19 de Albert Adu Boahen (dir.), Histoire générale de l’Afrique. VII. L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935, Paris, 2000 [réimpression ; 1re édition : 1987], (p. 527-547), p. 527 pour la citation.

    [2Libertés, Cotonou, Editions Renaissance, 1973, p. 58.

    [3K. Nkrumah, Le néo-colonialisme, dernier stade de l’impérialisme (Londres, Panaf Books, 1965 ; Paris, Présence Africaine, 1973). La conception du néocolonialisme dans cet ouvrage nous paraît schématique.

    [4Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot 2007 [Routledge, 1994 ; traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Bouillot], p. 220. Le savoir colonial comprend le discours sur les races humaines, leur hiérarchisation, ayant précédé, en l’occurrence, la vague de colonisation de l’Afrique de la fin du XIXe. La colonie hollandaise du Cap de Bonne Espérance (Afrique du Sud) ainsi que la colonie française de Saint-Louis (Sénégal) datent du XVIIe siècle.

    [5Ce qui peut s’expliquer par ce passage de la dernière partie de son discours au 1er Congrès des Africanistes (Accra 1962), introduisant sa longue citation de l’intellectuel et activiste sud-africain, Isaka Seme (un des tout premiers à être diplômé d’une université des États-Unis d’Amérique, à parler de la Renaissance de l’Afrique et un co-fondateur de ce qui deviendra l’ANC) : « je vous confie sans prétention que je n’ai pas l’habitude de citer quiconque » (Kwame Nkrumah, « Discours du 12 décembre 1962 », in Lazare Ki-Zerbo (textes réunis à l’occasion de la 1re Conférence des intellectuels d’Afrique et de la diaspora par), Le mouvement panafricaniste au XXe siècle. Textes de référence, Organisation internationale de la Francophonie, 2013 [première édition : 2006], (p. 331-341), p. 337 pour la citation). Alors que Nkrumah est censé, pendant son séjour aux États-Unis (1935-1945), avoir fréquenté le Harlem Story Club, renommé en 1938 la Blyden Society for the Study of African History, avec sa Blyden Bookstore, « arguably Harlem’s first bookstore specializing in African-American topics », selon Jacob S. Dorman, « Lifted Out of the Commonplace Grandeur of Modern Times : Reappraising Edward Wilmot Blyden’s Views of Islam and Afrocentrism in Light of His Scholarly Black Christian Orientalism », Souls (A Critical Journal of Black Politics, Culture and Society), 2010, 12 : 4, (p. 398-418), p. 414-415 ; http://dx.doi.org/10.1080/10999949.2010.526067.

    [6Il s’agit d’une entreprise états-unienne d’installation, à partir de 1822, par l’American Colonization Society, des Noir·e·s, libéré·e·s du statut d’esclaves aux États-Unis d’Amérique, dans ce territoire – déjà habité par des autochtones – qui sera dénommé Libéria au moment de son indépendance en 1847. Une installation qui s’est accompagnée d’une domination des Noir·e·s originaires des États-Unis – venant d’Occident et christianisé·e·s, donc se considérant comme supérieur·e·s, civilisé·e·s – sur les peuples autochtones, qu’ils considéraient comme inférieurs, non civilisés. Ainsi de l’indépendance du Liberia en 1847 jusqu’en 1980 – putsch militaire meurtrier de Samuel Doe contre le président William Richard Tolbert – le pouvoir était détenu par les descendants des familles de l’American Colonization Society, à l’instar de Tolbert. Car, « Thus only a few Liberians like Edward W. Blyden, a Liberian scholar, came to believe that the African peoples possessed any distinctive or tangible culture of their own which was worth preservation or deserved their study », (« Liberians » renvoie dans ce passage à l’« Americo-Liberian », distinct des « African Peoples », les autochtones d’avant l’American Colonization Society), M. B. Akpan, « Black Imperialism : Americo-Liberian Rule over the African Peoples of Liberia, 1841-1964 », Canadian Journal of African Studies/ Revue Canadienne des Études Africaines, Vol. 7, No 2 (1973), (p. 217-236), p. 227 pour la citation. Dans Peau noire, masques blancs, F. Fanon parle de la hiérarchie établie par les Antillais – parmi lesquels le Martiniquais se considérait comme supérieur au Guadeloupéen – entre l’Antillais noir, considéré comme supérieur, et le colonisé négro-africain…

    [7Cf., par exemple, René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, suivi de Travaux d’identité, Paris, Robert Laffont, 1980.

    [8Edward W. Blyden, « “Africa and the Africans »” [1878], in Christianity, Islam and the Negro Race [1887], Edinburg, Edinburg University Press, 1967, p. 276. Cette référence à Blyden et Firmin concernant le refus de l’infériorité des Noir·e·s, ne revient pas à en faire les pionniers, car ils ont été devancés, par exemple par l’ancien esclave (aux Antilles, puis aux États-Unis d’Amérique), originaire de l’actuel Nigeria, Olaudah Equiano (Ma véridique histoire. Africain, esclave en Amérique, homme libre, 1789, ré-édité par Mercure de France/L’Harmattan, Paris, 2008, 2013).

    [9E. W. Blyden, idem, p. 278.

    [10Dans ses Carnets, ouvrage posthume (disponible en ligne dans la collection “Les classiques des sciences sociales” : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html), il y a une autocritique, relative certes, de certaines idées développées dans les ouvrages ayant fait sa renommée, par exemple : « Du point de vue strictement logique aucune différence essentielle n’est constatée entre la mentalité primitive et la nôtre. Dans tout ce qui touche à l’expérience courante ordinaire, transactions de toutes sortes, vie politique, économique, usage de la numération, etc., ils se comportent d’une façon qui implique le même usage de leurs facultés que nous faisons des nôtres » (17 juillet 1938), p. 47. À la suite d’Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955), Stanislas Adotevi (Négritude et négrologues, Paris, Union générale d’éditions, 1972), et Paulin Hountondji (Sur la philosophie africaine, Paris, Maspero, 1976) ont attiré l’attention sur ces Carnets.

    [11Dans L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, (Kargo, 2003, [édition anglaise : Verso, 1993 ; trad. de l’anglais – États-Unis – par Jean-Philippe Henquel]), Paul Gilroy cite L. S. Senghor : « Dans les années 1930… nous puisions notre inspiration particulièrement – et paradoxalement – des “Négro-Américains” au sens général du terme : du mouvement de la Renaissance de Harlem, mais également du mouvement indigéniste haïtien… tous les thèmes qui devaient ultérieurement être traités par le mouvement de la négritude avaient déjà été traités par Blyden au milieu du XIXe siècle, aussi bien les vertus de la négritude que la façon adéquate de les illustrer », (p. 276). Ce qui peut laisser penser à une influence de Blyden sur les chantres de la négritude (francophone). Mais, ce n’était nullement le cas, selon Elikia M’Bokolo : « Léopold Sédar Senghor n’avait en revanche aucune connaissance d’Edward W. Blyden qu’il découvrit seulement après 1967 en lisant la biographie de Blyden par Hollis R. Lynch [Edward Wilmot Blyden. Pan-Negro Patriot (1832-1912), Londres, Oxford University Press, 1967] : il avoua alors que toute la négritude se trouvait dans Blyden » (entretien d’Elikia M’Bokolo avec Hollis R. Lynch, octobre 1977), E. M’Bokolo, « Le panafricanisme », communication faite à la 1re Conférence des intellectuels d’Afrique et de la diaspora, Dakar 6-9 octobre 2004. Le passage cité par P. Gilroy est, selon celui-ci, extrait de la préface de L. S. Senghor à Hollis R. Lynch (ed.), Selected Letters of Edward Wilmot Blyden daté de 1976.

    [12Extrait d’un discours d’octobre 1963, à l’occasion de la création de l’Institut d’études africaines (Accra), cité par Ama Biney, The Political and Social Thought of Kwame Nkrumah, New York, Palgrave MacMillan, 2011, p. 120. Senghor ne s’empêchait pas de parler aussi de la « personnalité africaine », sans connaître la pensée de Blyden.

    [13K. Nkrumah, « Discours du 12 décembre 1962 », op. cit., p. 360. Il est clair qu’il s’agit d’une illusion sur la sociologie dont les travaux de presque toutes les écoles se caractérisent aussi par l’occultation de certains aspects de la réalité des sociétés étudiées. Les sociologues, leurs catégories, grilles de lecture, n’échappent pas aux idéologies – dans l’acception péjorative –, qu’ils alimentent aussi.

    [14Ambassadeur en Afrique de l’Ouest du Front de libération nationale algérien, Fanon a noté dans un cahier, pendant une mission militaire dans le nord du Mali : « Plus je pénètre les cultures et les cercles politiques, plus la certitude s’impose à moi que le grand danger qui menace l’Afrique est l’absence d’idéologie », Frantz Fanon, « Cette Afrique à venir » 1960), in F. Fanon, Pour la révolution africaine, Paris, La Découverte, 2006 [François Maspero, 1964], (p. 197-211), p. 207. De son côté, dans une communication à la 3e Conférence des peuples africains au Caire, Cabral a affirmé que « le bilan positif de l’année 1960 ne peut pas faire oublier la réalité d’une crise de la révolution africaine » en précisant qu’ « Il nous semble que loin d’être une crise de croissance, elle est principalement une crise de connaissance », Amilcar Cabral, « Une crise de connaissance », 25 mars 1961 (Fundação Mário Soares, Documentos Mario Pinto de Andrade/04. Lutas de Libertação/04. Investigação e Textos/Amílcar Cabral/ Textos de Amílcar Cabral, 04343.001.001, http://www.fundacao-mario-soares.pt/aeb_online/visualizador.php?bd=Documentos&nome_da_pasta=04343.001.001). Plus tard, en janvier 1966, à la Conférence de solidarité des peuples d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, à La Havane, Cabral va parler aussi de l’ « absence d’idéologie », du « manque total d’idéologie au sein des mouvements de libération nationale » (« Fondements et objectifs de la libération nationale et structure sociale », in Amilcar Cabral, Unité et Lutte, Paris, Maspero, 1980, p. 152).

    [15Cité par Jacques Boyon, « Une idéologie africaine : le Nkrumaïsme », Revue française de science politique, 13e année, n° 1, 1963, (p. 66-87), p. 67. Le nkrumaïsme était enseigné à l’Institut idéologique de Winneba (une école supérieure du CPP) où exerçaient, avec des Africains, des originaires du bloc soviétique, en charge de l’enseignement du marxisme (stalinisé), sans toutefois que l’institut soit sous leur contrôle.

    [16K. Nkrumah, Le Consciencisme, (1964), Paris, Présence Africaine, 1976 [traduction revue d’après l’édition anglaise de 1969, par Starr et Mathieu Howlett], p. 87 de la réédition en format de forme, 2009.

    [17Ce rapport de la “culture africaine” à celles d’origine extra-africaine, implantées en Afrique, n’est pas si éloigné du principe senghorien de l’« enracinement en soi et ouverture aux autres » (Léopold S. Senghor, Négritude, Arabité et Francité. Réflexions sur le problème de la culture, Beyrouth, Éditions Dar Al-Kitab Allubnani, 1969, p. ix). Bien que ni Nkrumah ni Senghor ne se réfèrent, à ce propos, à Blyden, la relation des Noir·e·s au christianisme et à l’islam, inévitable dans la connaissance de l’Afrique de l’Ouest, voire l’inculturation de ceux-ci, a été aussi une des préoccupations de Blyden, théologien chrétien de formation.

    [18Jacques Boyon, idem, p. 69.

    [19Cité par Y. Bénot, Idéologies des indépendances africaines, Paris, Maspero, 1969, 1972, p. 200.

    [20Par exemple, en rapport avec le « nous mangeons ensemble » de Baako, l’historien états-unien Eugen Weber, se référant aux Mémoires de la Société des Sciences … de la Creuse [France], 1938-1940, parle de « la plupart des gens [qui]mangeaient dans le même bol et les maisons des émigrants furent les premières à adopter les assiettes », E. Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale 1870-1914 (Stanford University Press, 1976 ; traduction française par Antoine Berman et Bernard Géniès : Paris, Fayard, 1983), in E. Weber, La France de nos aïeux, Paris, Fayard, 2005, p. 628-629, note n° 30.

    [21Malgré la référence au communalisme et l’évacuation de la lutte des classes par le consciencisme de Nkrumah, Yves Bénot n’avait pas retenu le consciencisme parmi les variantes du “socialisme africain”, ne parlant que du « socialisme spirituel » de Kofi Baako, pourtant chantre du nkrumaïsme. De son côté, Jean Ziegler considérait le consciencisme comme « une des plus riches, des plus fascinantes » des « nombreuses théories du socialisme africain », en se référant au passage sur le « socialisme scientifique », ci-dessus cité, du programme du CPP, mais en évacuant la dimension culturaliste (issue de la « bibliothèque coloniale ») exprimée dans Le Consciencisme qu’il considère néanmoins comme un « système déconcertant » (au delà de la « formulation mathématique du système » dans le dernier chapitre de l’ouvrage), Jean Ziegler, « Sur le plan économique, la thèse de Nkrumah en faveur du socialisme africain est confirmée par les travaux des organismes compétents de l’O. N. U. », Le Monde diplomatique, avril 1966, p. 6. Plus tard, le politologue états-unien, Francis Fukuyama, va (avant sa fameuse annonce de la fin de l’histoire) – dans le contexte des États-Unis d’Amérique où généralement même le capitalisme social-démocrate est considéré comme socialiste, comme une menace communiste – assez justement caractériser ce “socialisme” : « Moscow other major Third World clients at that time were a heterogeneous collection of left-leaning states like Egypt Under Nasser, Syria, India, Indonesia, Mali, Ghana and the like. Each one professed a vaguely socialist ideology tailored to the country’s specific national and cultural traditions, maintained an equally vague non-aligned and anti-imperialist foreign Policy, and disavowed any adherence to orthodox Marxist-Leninist principles », F. Fukuyama, « The New Marxist-Leninist States in the Third World », The Rand [Corporation] Paper Series, P-7020, September 1984, p. 1.

    [22Samuel G. Ikoku, Le Ghana de Nkrumah. Autopsie de la 1re République (1957-1966), Paris, François Maspero, 1971 (traduit de l’anglais par Yves Bénot), p. 111. Une attitude qui n’est pas si différente de celle de Senghor, insistant encore, après avoir démissionné de la présidence néocoloniale du Sénégal (1980) : « Je ne cesse de le dire, le principal problème de cette deuxième moitié du vingtième siècle n’est pas, pour le socialisme authentique, de supprimer, dans le cadre d’une nation, les inégalités entre “classes”, ou seulement entre “groupes sociaux” : il est de supprimer les inégalités entre pays développés et pays sous-développés – je ne dis pas “en développement” », L. S. Senghor, « De la théorie à la pratique du socialisme africain », Ethiopiques, juillet 1981, http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?page=imprimer-article&id_article=1463.

    [23Grosso modo, la Fabian Society, née à la fin du XIXe, est un courant socialiste réformateur anglais, ou de centre-gauche, hostile à la lutte des classes, assez lié historiquement au Parti travailliste et au sein duquel Nkrumah jouissait d’une certaine sympathie. D’autres dirigeants nationalistes africains sont censés avoir aussi subi l’influence fabienne, à l’instar du Ghanéen Joseph Boakye Danquah (mentor puis rival de Nkrumah), du Nigérian Nnamdi Azikiwe (ami de Nkrumah, puis méfiant à l’égard de sa supposée volonté hégémonique en Afrique, une fois que les deux étaient devenus présidents), le Tanzanien Julius Nyerere… Le fabien Lewis se disait panafricaniste, anti-impérialiste – à la différence d’autres Britanniques (“blancs/blanches”) de l’entourage du président Nkrumah, comme l’a dit Lanciné Kaba : « Quant aux ressortissants britanniques de l’entourage de N’Krumah, en dehors de Geoffrey Bing et de Cruise O’Brien, la plupart ne sont pas connus pour leurs idées socialistes ou radicales. Le panafricanisme ne les intéresse pas particulièrement […] Quelques-uns d’entre eux apprécient la justesse de vue de leur “ami”, certains n’ont pas le courage d’exprimer leurs opinions, et d’autres montrent leur hostilité à tout programme panafricain et anti-impérialiste », L. Kaba, Kwame N’Krumah et le rêve de l’Unité Africaine, Paris, Editions Chaka, 1991, p. 98-99. Un éclectisme qui apparaît comme de règle autour Nkrumah.

    [24W. Arthur Lewis, La chose publique en Afrique occidentale, Paris, S.É.D.É.I.S., 1966 [London, Allen and Unwin, 1965], p. 23. Ainsi, après avoir affirmé que « Sékou Touré a soutenu la même opinion, niant formellement que l’analyse marxienne puisse s’appliquer à l’Afrique » (idem, p. 29), il affirme, concernant Modibo Kéita (premier président du Mali), Kwame Nkrumah et Sekou Touré (premier président de la Guinée Conakry), que « leur nationalisme est plus fort que leur marxisme », (Lewis, op. cit., p. 57) ; cf. aussi Jasper Ayelazuno (Abembia), citant l’économiste britannique Dudley Seers, ayant collaboré à l’élaboration du Plan septennal ghanéen (1964-1970) : « If there was any body of thought or ideology that Nkrumah drew inspiration from, it would bee nationalism (see Seers, 1983, The political economy of nationalism, Oxford University Press, 1983) », « Development economics in action : a study of economic Policy in Ghana », Canadian Journal of Development Studies /Revue canadienne d’études du développement, 2012, 33 :3, (p. 388-391), p. 390, http://dx.doi.org/10.1080/02255189.2012.707974.

    [25Jean-Marie Vincent, Le marxisme après Marx, « Introduction », Lausanne, Page 2, 2001, disponible sur Jean-Marie Vincent Online : http://jeanmarievincent.free.fr/spip.php?article320.

    [26Economiste, sénateur, puis député du Sénégal au parlement français de 1949 à 1956, vice-président de l’éphémère Mali (fédération du Sénégal et du Soudan français – actuel Mali – 1959-1960) au sein de la Communauté française (1958-1960), président du Conseil de gouvernement de la République du Sénégal (1960-1962) – présidée par L. S. Senghor –, Mamadou Dia est limogé en décembre 1962, pour une prétendue tentative de coup d’État, et incarcéré jusqu’en 1974. À la différence de Senghor, il avait, au sein du Bloc Populaire Sénégalais, défendu, en partisan de la “révolution africaine”, la ligne indépendantiste, minoritaire, contre le “oui” à la Communauté française dans la Ve République (référendum de 1958).

    [27Cité par Monjib Maâti, « Mamadou Dia et les relations franco-sénégalaises (1957-1962) », Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, n° 53, 2005, L’Afrique à voix multiples, (p. 40-53), p. 41 ; https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_2005_num_53_1_2299.

    [28Mamadou Dia, « Proposition pour l’Afrique Noire », Présence Africaine, n° 13, avril-mai 1957 (p. 41-57) : la référence à la correspondance de Marx est faite aux pages 42-43.

    [29La première citation, concernant la commune russe (mir), est extraite du brouillon de la lettre de Marx, et la seconde de la lettre telle qu’elle a été envoyée à V. Zassoulitch. Ainsi, le marxiste italien Antonio Gramsci, qui ignorait cette correspondance, avait considéré, à juste titre, que la Révolution d’Octobre 1917, en Russie, s’était faite contre Le Capital, c’est-à-dire contre la conception d’une « théorie philosophico-historique de la marche générale, fatalement imposée aux peuples » déjà rejetée par l’auteur de cet ouvrage (Marx).

    [30Dans la mythologie grecque, Procuste est un brigand qui ajustait ses victimes à la longueur de son lit, soit en réduisant leurs membres, soit en les étirant

    [31Gyorgy Lukàcs, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste (1922), Paris, Minuit, 1960 [traduction de l’allemand par Kostas Axelos et Jacqueline Bois], p. 16 de l’édition électronique disponible sur http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html. Pour Julius Nyerere, théoricien d’un autre socialisme africain (l’« ujaama »), « Il n’y a pas de théologie du socialisme […] Nous pouvons tirer des leçons de leurs [Marx, Lénine] méthodes d’analyse et de leurs idées », J. K. Nyerere, « Liberté et socialisme » (Août 1968), in J. K. Nyerere, Liberté et Socialisme, Yaoundé, Édition CLE, 1972 [traduit de l’anglais par Alain Collange], (p. 34-74), p. 51 et 52.

    [32C’est une alliance que va éprouver Nkrumah sous forme d’opposition, motivée économiquement aussi, de certaines chefferies traditionnelles (rois et autres) à sa politique. Par exemple, concernant la question de la souveraineté sur les territoires aurifères, le commerce du cacao, etc.. Ainsi, le roi des Ashanti de 1970 à 1999, Nana Opoku Ware II, a été, sous son nom officiel, Jacob Matthew Poku (1919-1999), ministre de la communication (1966-1969) du gouvernement instauré par les militaires putschistes ayant démis Kwame Nkrumah (1966).

    [33J. Binet, « La naissance des classes sociales en Afrique noire », Revue de l’action populaire, septembre-octobre 1961, n° 151, p. 956-964.

    [34Jean Maynaud, Anisse Salah-Bey, Le syndicalisme africain, Paris, Payot, 1963.

    [35Pierre Naville, « Notes sur le syndicalisme en Afrique noire », Présence africaine, n° 13, 1952, « Le travail en Afrique noire », (p. 359-367), p. 365-366, pour la citation. C’est, par exemple, la première tendance qui est manifeste dans le roman de Sembène Ousmane, Les bouts de bois de Dieu (1960), inspiré de la grève des cheminots du Dakar-Niger (1947).

    [36Frederick Cooper, Décolonisation et travail en Afrique. L’Afrique britannique et française 1935-1960, Paris/Amsterdam, Karthala/Sephis, 2004 [Cambridge University Press, 1996 ; traduit de l’anglais par François-G. Barbier Wiesser], p. 442-443 et 445

    [37Sur cette complexité, cf., par exemple, Michel Agier, Jean Copans et Alain Morice (études réunies et présentées par), Classes ouvrières d’Afrique noire[[Cf., par exemple, Frances Stonor Saunders : Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003 [édition anglaise : 1999, Granta Books ; traduction de l’anglais par Delphine Chevalier] ; Hugh Wilford, The Mightly Wurlitzer. Why the CIA played America, Harvard, Harvard University Press, 2008.

    [38Cf., par exemple, Frances Stonor Saunders : Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003 [édition anglaise : 1999, Granta Books ; traduction de l’anglais par Delphine Chevalier] ; Hugh Wilford, The Mightly Wurlitzer. Why the CIA played America, Harvard, Harvard University Press, 2008.

    [39Avant-dernier paragraphe de l’Avant-propos de son ouvrage (La chose publique en Afrique occidentale), p. 10. Cela ne veut nullement dire que Lewis était au courant des liens dudit Congrès avec la CIA.

     

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  • De multiples facteurs expliquent l’affaiblissement du Parti communiste français. La volonté d’adapter son discours aux attentes des classes moyennes l’aurait-il précipité ?

     

    Janvier 2014. Nous arrivons au siège du Parti communiste français (PCF), place du Colonel-Fabien à Paris, pour demander des données sur les adhérents. Combien sont-ils ? Mais surtout, qui sont-ils ? D’après tous les indicateurs, les catégories populaires sont de moins en moins présentes au sommet de l’organisation. Mais qu’en est-il à la base ? La réponse devrait être facile à obtenir. Le département « Vie du parti » centralise depuis 2009 les nombreux renseignements que la formation possède sur ses membres : âge, sexe, lieu d’habitation, secteur d’activité... Mais nul mot sur la catégorie socioprofessionnelle. On peut savoir que tel militant travaille à la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) ou dans l’aéronautique, mais pas s’il est cadre ou ouvrier. Ce manque d’intérêt pour la condition sociale des adhérents illustre une tendance à l’œuvre au sein du PCF depuis trente ans : jadis centrale, la question de la représentation des classes populaires est devenue secondaire.

    De la Libération aux années 1970, au temps où il était le premier parti de gauche en France, le PCF pouvait se présenter comme le porte-parole de la classe ouvrière, car ses responsables étaient majoritairement issus des milieux populaires : ancien mineur comme Maurice Thorez, dirigeant du parti de 1930 à 1964 ; « petit maraîcher » comme son successeur Waldeck Rochet ; apprenti pâtissier comme Jacques Duclos, candidat à l’élection présidentielle de 1969, où il obtint 21 % des voix. Il en allait de même à l’échelon local : avant de devenir maire d’Aubervilliers entre 1945 et 1953, Charles Tillon était ajusteur ; ses successeurs Emile Dubois (1953-1957) et André Karman (1957-1984), respectivement gazier et fraiseur. En propulsant des militants d’origine modeste dans des instances de pouvoir jusque-là réservées aux représentants de la bourgeoisie, le Parti communiste est parvenu, un temps, à bouleverser l’ordre social de la vie politique française. Le caractère populaire de l’organisation était alors perçu comme une nécessité pour inscrire le projet d’émancipation des travailleurs dans les pratiques militantes.

    La base du PCF a été frappée de plein fouet par les transformations socio-économiques que connaissent les milieux populaires depuis les années 1970. Confronté à la précarité et au développement du chômage, le monde ouvrier a perdu en cohésion sociale. Pourtant, la crise du parti ne peut être attribuée à une hypothétique disparition des ouvriers : ceux-ci représentent toujours près d’un quart de la population active, et la décrue des effectifs du PCF est bien plus rapide que l’érosion de la classe ouvrière. La France comptait huit millions deux cent mille ouvriers en 1975 et encore sept millions en 1999, alors que, dans le même temps, le PCF perdait plus de la moitié de ses adhérents, passant de cinq cent mille à deux cent mille encartés. En outre, aux côtés des ouvriers, de nouvelles figures populaires ont émergé, dans les services notamment, avec l’essor du groupe des employés. Les ouvriers et les employés demeurent majoritaires dans la population active française, mais les mutations de leurs conditions de vie (relégation spatiale) et de travail (division des collectifs de travail) ont fragilisé leur entrée dans l’action politique. L’affaiblissement du PCF reflète ainsi les profondes transformations sociales et culturelles subies par les classes populaires ; il exprime le reflux du mouvement ouvrier. Ce déclin, qui marque l’épuisement d’une séquence d’intense politisation de la société française durant les « années 1968 », s’explique également par les bouleversements de l’ordre international, en particulier par l’implosion du système soviétique, ou encore par l’évolution du régime politique vers un système présidentiel et bipartisan.

    Au cœur du quartier de la Défense, le choix de l’humanisme et de la démocratie

    Mais ces explications externes au parti ne suffisent pas, et il serait réducteur d’envisager le déclin du PCF sous l’aspect d’une évolution mécanique, programmée, dont il n’y aurait aucune leçon à tirer.

    Pour comprendre l’éloignement du PCF vis-à-vis des classes populaires et son effondrement électoral (il passe de 15,3 % lors de la présidentielle de 1981 à 1,9 % en 2007), il faut analyser les évolutions de son discours et de son organisation. A partir des années 1980 et surtout 1990, le PCF entend représenter non plus seulement les classes populaires, mais la France dans sa « diversité ». La lecture de la société en termes de classes s’efface derrière des thématiques comme la « participation citoyenne » ou la recréation du « lien social ». A l’image de la ville de Montreuil, les municipalités communistes de banlieue adoptent largement la thématique de l’« exclusion » dans les « quartiers » et entérinent sa dimension dépolitisante (1). Les élus communistes se font les chantres d’une « démocratie locale » censée combler le fossé entre la classe politique et les « citoyens ».

    Le projet initial du parti, d’inspiration marxiste, laisse alors place à une rhétorique humaniste largement partagée dans le monde associatif et politique. « Association, partage, mise en commun, coopération, intervention, concertation : ces exigences prennent une vitalité inédite, en lien avec le développement de la révolution technologique et informationnelle et la complexification de la société, l’évolution du travail, le besoin de citoyenneté, de nouvelles relations humaines respectant l’autonomie des individus... », proclame par exemple le document adopté lors du XXIXe congrès de 1996. Ce congrès, qui fait le « choix de l’humanisme et de la démocratie », de la « révolution humaine, citoyenne, solidaire » pour répondre au fait que « c’est la civilisation humaine tout entière qui est en péril », se déroule pour la première fois dans le quartier des affaires de la Défense.

    Douze ans plus tard, dans le texte proposé par le Conseil national du PCF comme « base commune » pour le XXXIVe congrès de 2008, le mot « ouvrier » n’apparaît qu’une seule fois, et comme un groupe social au même titre que beaucoup d’autres : il s’agit en effet de rassembler « ouvriers, techniciens, employés ou cadres, femmes et hommes salariés de toutes catégories, précaires, intellectuels, sans-papiers, sans-emploi, paysans, créateurs, étudiants, retraités, artisans ». En rejetant l’ouvriérisme associé au stalinisme, les représentants du PCF ont tendance à abandonner la priorité accordée au rôle des ouvriers et des classes populaires dans le combat politique. Ayant délaissé la réflexion sur les rapports de classe et sur l’organisation de la lutte par ceux-là mêmes qui subissent la domination, ils ont naturellement éprouvé des difficultés à prendre en compte l’essor des nouvelles figures populaires — les employés des services et les descendants des travailleurs immigrés du Maghreb notamment.

    L’entreprise de rénovation du communisme français passe par une transformation des modes d’organisation du parti. Les dispositifs de sélection et de formation de cadres militants d’origine populaire sont abandonnés dans les années 1990 et 2000 sous l’effet de la baisse des effectifs, mais aussi d’une remise en cause des pratiques autoritaires du centralisme démocratique (lire « A l’école des militants »). Les écoles, par exemple, disparaissent ou perdent leur fonction d’éducation populaire. La « politique des cadres » — un système de formation qui favorisait les militants ouvriers des entreprises — s’éteint progressivement. Pour le renouvellement du parti, on discute désormais surtout de rajeunissement et de féminisation. Quand il est question de « mixité », il ne s’agit jamais de la promotion explicite des militants issus des classes populaires.

    Aux permanents d’origine ouvrière, formés dans les écoles du parti, succèdent des responsables dont la trajectoire (scolaire, professionnelle et militante) est étroitement associée au monde des collectivités territoriales. C’est autour de ces administrations locales que se restructure et survit le communisme contemporain et non, comme jadis, autour des réseaux syndicaux. En 2013, sur l’ensemble des adhérents répertoriés par le département « Vie du parti », 75 % indiquent travailler dans le secteur public, dont 23 % dans une collectivité territoriale. Et il en va de même au sommet de l’appareil. Le dernier dirigeant national passé par des fonctions au sein de la Confédération générale du travail (CGT) fut Georges Marchais : ajusteur de profession, il fut responsable syndical dans la métallurgie avant d’occuper la tête du parti de 1970 à 1994. Ses successeurs, eux, ont partie liée à la gestion des collectivités locales. M. Robert Hue fut le premier édile à devenir le secrétaire national du PCF, en 1994 ; il était alors maire de Montigny-lès-Cormeilles, conseiller général, conseiller régional et surtout président de l’Association nationale des élus communistes et républicains. Mme Marie-George Buffet lui a succédé en 2001. Elle fut d’abord employée à la mairie du Plessis-Robinson avant d’être maire adjointe dans une autre municipalité, puis élue au conseil régional d’Ile-de-France.

    Quand les nouveaux dirigeants du PCF passent par le syndicalisme, il s’agit du syndicalisme étudiant. Mme Buffet a fait partie du bureau national de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF). Secrétaire national du PCF depuis 2010, M. Pierre Laurent, lui, a dirigé l’Union des étudiants communistes (UEC). Titulaire d’une maîtrise de sciences économiques de la Sorbonne, cet ancien journaliste et directeur de la rédaction de L’Humanité symbolise la puissance de l’engagement familial au sein du communisme contemporain. Fils de Paul Laurent, député et cadre de l’appareil dans les années 1970-1980, il est aussi le frère de M. Michel Laurent, autre dirigeant national qui fut responsable de la fédération de Seine-Saint-Denis. Les nouveaux dirigeants deviennent communistes davantage par héritage local et par fidélité familiale qu’en faisant l’expérience des inégalités sur leur lieu de travail.

    La recherche de sources de financement par les permanents, qui ne peuvent plus être rétribués par un parti en perte de vitesse et cherchent à se salarier sur des postes électifs, explique aussi l’évolution du PCF. En 2013, selon le rapport financier présenté au congrès, la contribution des élus s’établit à 46 % des ressources totales du parti (contre 26 % au Parti socialiste et 3 % à l’Union pour un mouvement populaire). Ainsi, partout en France, les dirigeants communistes ont été appelés à entrer dans les assemblées électives. Il existait jusqu’ici une distinction forte entre les responsables d’appareil et les élus, les premiers étant chargés de « surveiller » les seconds en évitant leur « notabilisation » et en assurant la vitalité des réseaux militants. Or les responsables départementaux du parti ont eu pour consigne d’entrer dans leurs conseils régionaux à partir de 1998. Grâce à une alliance avec le Parti socialiste (PS), beaucoup ont pris des responsabilités dans les exécutifs de leur région. La notabilisation élective des cadres d’appareil est en marche.

    Les experts en communication aux manettes lors des campa-gnes électorales

    M. Hue entendait en 1995 libérer « de toute “tutelle” ombrageuse du parti les élus qui détiennent leur mandat non des seuls communistes mais du suffrage universel (2) ». Dès lors, les dirigeants nationaux eux-mêmes peuvent dévaloriser les ressources militantes au profit des élus et des expériences gestionnaires. Sur le terrain, les militants voient leur rôle se réduire, et l’activité électorale devient prioritaire. Les nouveaux adhérents ne restent pas longtemps de simples militants, mais sont rapidement sollicités pour se présenter aux élections municipales, avec pour conséquence un affaiblissement récurrent du militantisme local — d’autant que les élus, cumulant les mandats, délaissent rapidement les réunions du parti. Aux sièges des fédérations départementales, la présence militante s’efface, les réunions se tiennent avant 18 heures, et les militants « bénévoles » laissent la place à des professionnels (permanents, collaborateurs des groupes d’élus, personnel administratif, etc.) absents le week-end.

    Or les élus ont leurs propres préoccupations. Pour préparer la prochaine campagne électorale, ils embauchent des experts en communication ; du fait de la technicisation croissante de l’action locale, ils s’entourent de cadres de la gestion publique (3). Ils peuvent délaisser les relais militants ou associatifs au profit de professionnels, qui leur ressemblent socialement. Résultat : l’univers social des élus communistes se détache de celui de leurs administrés, et les catégories populaires jouent un rôle plus effacé dans la vie politique locale.

    Cet éloignement des responsables communistes à l’égard des groupes sociaux qu’ils ont vocation à défendre affecte les pratiques militantes. Pendant longtemps, le PCF a impulsé une sociabilité politique étoffée dans les territoires où il était bien implanté (les « banlieues rouges », certaines communes rurales...). Ses militants animaient un ensemble d’organisations « amies » (Union des femmes françaises, Confédération nationale des locataires, Mouvement de la paix, Fédération sportive et gymnique du travail, etc.), mais aussi des cellules de quartier ou d’entreprise. Au cours des années 1980 et 1990, à mesure que la base militante se réduit et que les responsables se focalisent sur les enjeux électoraux, le militantisme local au PCF se limite de plus en plus à des actions de type associatif. L’essentiel des activités de masse est alors consacré à l’organisation de rassemblements festifs et commémoratifs, à l’image des traditionnels banquets du 1er-Mai ou du 14-Juillet.

    Pris au piège de la droitisation de l’allié socialiste

    Les communistes tirent en quelque sorte les leçons du moindre impact des réunions politiques d’autrefois, d’autant plus que cette dimension festive a traditionnellement constitué une force du communisme français, à l’image du succès continu de la Fête de L’Humanité au-delà des rangs du parti. Ainsi, au niveau local, la sociabilité autour de rendez-vous festifs perd son caractère politique, car les associations et les municipalités prennent le pas sur le parti dans l’organisation. Dans le village de Treban (Allier), par exemple, trois instances se substituent progressivement au PCF dans l’animation locale : l’amicale laïque, le comité des fêtes et le club du troisième âge. Les adhérents, une cinquantaine dans les années 1960-1970, ne sont plus qu’une dizaine dans les années 1990, essentiellement des agriculteurs à la retraite. Ils ne se rassemblent qu’une fois par an, lors de la remise des cartes organisée par le maire — un enseignant à la retraite — et son épouse. La réduction continue du nombre des travailleurs de la terre et de l’industrie, les déceptions vis-à-vis de la participation du PCF au gouvernement (d’abord en 1981-1984, puis en 1997-2002), la fin de l’Union soviétique : un ensemble de processus contrarie le maintien de l’organisation, qui a pourtant vu différentes générations de communistes se succéder depuis les années 1920. Faute de renouvellement militant, la mairie, communiste depuis l’entre-deux-guerres, est finalement perdue en 2001.

    Les élus PCF de cette région rurale axent leurs politiques sur les thèmes de la vitalité associative : à la « citadelle rouge » succèdent des communes à la pointe dans le domaine de l’animation et de la promotion de la vie associative, sans référence à la défense d’une identité populaire ou politique. Dans l’éditorial du journal municipal de Bourbon-l’Archambault (deux mille cinq cents habitants) du début de l’année 2014, le maire communiste remercie « le monde associatif bourbonnais et les acteurs économiques locaux [qui] ont travaillé pour défendre et développer l’activité locale (...). Qu’ils soient commerçants, artisans, agriculteurs, chefs d’entreprise, membres de professions libérales, salariés ou agents de l’administration, retraités ou tout simplement concitoyens, les habitants de notre commune méritent remerciements et encouragements ».

    Sur le plan pratique, la thématique de la lutte des classes perd sa position centrale pour les militants et laisse peu à peu place à une multitude de combats ciblés : répartition des richesses, féminisme, environnement, diversité, mondialisation. Il s’agit moins de s’engager au PCF au nom de la société socialiste future que de rejoindre certains réseaux à thème (éducation, immigration, Europe, etc.) qui se développent avec des comités propres et des manifestations particulières. Les militants sélectionnent les domaines qu’ils investissent sans se reconnaître forcément dans l’ensemble du message partisan. Cette segmentation de l’engagement contraste avec la place centrale qu’occupaient le parti et l’idéologie marxiste dans l’univers communiste. Dans ces conditions, certains militants ouvriers investissent la CGT mais se détournent du PCF ; d’autres, souvent plus diplômés, participent aux activités de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) ; d’autres encore se consacrent exclusivement à leurs tâches d’élu local. Le parti a progressivement perdu sa position centrale dans les réseaux militants de la gauche du PS.

    Néanmoins, après une longue période de léthargie et de vieillissement, un certain renouvellement des réseaux militants est intervenu depuis quelques années. D’abord lors de la campagne victorieuse contre le traité constitutionnel européen de 2005, puis dans le cadre du Front de gauche, la coalition électorale mise en place en 2008 entre le PCF et d’autres formations de gauche. Pour la première fois depuis 1980, les effectifs militants annoncés par la direction se sont stabilisés autour de soixante-dix mille adhérents (4), et la part des moins de 30 ans a légèrement augmenté. La campagne présidentielle de 2012 a tout particulièrement remobilisé les rangs communistes. A cette occasion, le PCF a soutenu M. Jean-Luc Mélenchon, responsable du Parti de gauche (PG), qui a obtenu 11,1 % des suffrages. Ce dernier, ancien socialiste, a opéré une certaine radicalisation du discours avec un retour de la thématique des antagonismes sociaux, alors que les campagnes précédentes étaient marquées par une euphémisation des référents communistes et anticapitalistes.

    Si la stratégie du Front de gauche a freiné le déclin électoral du PCF aux élections présidentielle (2012) et européennes (2009, 2014), la décrue s’est poursuivie lors des élections législatives (2012) et municipales (2014), c’est-à-dire lors de scrutins où le PCF, plus que le Front de gauche, était en première ligne. Cette stratégie a mis au premier plan le problème de l’influence des élus dans l’appareil communiste et de leur dépendance à l’égard du PS. Le Front de gauche a en effet impulsé une dynamique qui s’accorde mal avec la poursuite d’une configuration classique d’union de la gauche PCF-PS. Les élections municipales de mars 2014 ont d’ailleurs donné lieu à des tensions très fortes entre le PCF et le PG, favorable à des listes autonomes du PS dans les grandes villes dès le premier tour. Elles ont également suscité des contestations internes au PCF, de la part de nouveaux adhérents qui s’opposent à la reconduction de l’alliance avec le PS. Mais, pour les élus et pour une part significative de la direction du PCF, conserver les municipalités à direction communiste avec le soutien du PS et les postes d’adjoint dans les autres mairies d’union de la gauche reste une priorité, au risque, selon certains, d’alimenter le lent déclin du militantisme.

    L’équilibre semble compliqué à trouver pour les militants. Les élus locaux ont permis indéniablement le maintien d’une certaine influence du PCF alors que son audience nationale s’est effondrée. Par le passé, les municipalités communistes étaient en outre au cœur de l’implantation du PCF dans les milieux populaires : point d’appui à la diffusion des idées, elles constituaient des bases pratiques d’organisation militante et de résistance aux élites politiques et sociales. Plus que la bolchevisation de 1924-1934, ce sont les compromis du « communisme municipal », tout comme la stratégie du Front populaire d’alliance avec le frère ennemi socialiste, qui ont favorisé l’ancrage populaire du PCF. Néanmoins, dans le contexte contemporain de droitisation du PS, de professionnalisation des collectivités territoriales et de faiblesse des réseaux militants, ce qui fut une force pour le PCF peut parfois constituer un frein à son renouvellement.

    Julian Mischi

    Chercheur en sociologie à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), auteur de l’ouvrage Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années1970, Agone, Marseille, 2 014.

    (1Lire Sylvie Tissot, « L’invention des “quartiers sensibles” », Le Monde diplomatique, octobre 2007.

    (2Robert Hue, Communisme : la mutation, Stock, Paris, 1995.

    (3Lire Fabien Desage et David Guéranger, « Rendez-vous manqué de la gauche et de la politique locale », Le Monde diplomatique, janvier 2014.

    (4Ce chiffre des adhérents à jour de leur cotisation est plus exact que les cent trente mille « cartes placées » annoncées.

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  • La décision du Parlement Catalan de proclamer l’indépendance de la Catalogne ouvre une période de dangereuse instabilité, non seulement en Espagne mais aussi dans toute l’Europe. S’il ne fait guère de doute que la brutalité du gouvernement corrompu de Mariano Rajoy a donné aux extrémistes de l’indépendantisme catalan les prétextes dont ils avaient besoin, condamner la répression brutale ne veut pas dire accorder un blanc-seing à Puigdemont et ses amis. Il vaut mieux garder la tête froide quand il s’agit d’analyser la situation présente sachant que l’évolution de la situation en Espagne pourrait bien se combiner avec une crise en Italie ou en Belgique, voire au Royaume-Uni.

    Certains de nos amis abordent la question catalane avec en tête les souvenirs plus ou moins précis de la guerre d’Espagne. On leur rappellera que la Catalogne n’était pas indépendante en 1936 et que c’est l’Espagne entière qui était une République. Les militants venus du monde entier au secours des républicains espagnols n’étaient pas venus se mettre au service de l’indépendantisme catalan. Donc, il vaut mieux laisser les morts enterrer leurs morts et regarder la situation présente exactement en la replaçant dans son contexte global.

    Premier élément d’appréciation. Le mouvement de « balkanisation » de l’Europe n’est pas récent. On peut le faire remonter à l’explosion de l’ex-Yougoslavie et c’est pourquoi le terme de balkanisation est parfaitement adapté. Les USA et leurs alliés ont dans un premier temps accordé leur soutien à Milosevic grand agitateur du nationalisme serbe quand celui attaquait la fédération yougoslave dirigée alors par Tito. Après la mort de Tito, les USA et les dirigeants allemands ont choisi d’appuyer les Croates contre Milosevic et toutes les puissances occidentales ont accordé leur soutien aux musulmans de Bosnie-Herzégovine. Certes la fédération yougoslave était une construction fragile minée par la bureaucratie titiste et la corruption inhérente à ce genre de régime politique. Certes, les manœuvres des « grandes puissances » n’expliquent pas tout. Mais la Yougoslavie a été un banc d’essai qu’on aurait grand tort d’oublier aujourd’hui. Comme on aurait tort d’oublier les tristement célèbres « bombardements humanitaires » sur Belgrade (mars 1999) organisé par l’OTAN qui ont débouché sur l’indépendance du Kosovo, terre d’élection des mafias albanaises. En même temps que la Yougoslavie, ce fut au tour de la Tchécoslovaquie de disparaître – pacifiquement cette fois (fin 1992). Pendant que la réunification et l’euro assuraient la domination allemande en Europe, son « Hinterland » éclaté lui fournissait la main-d’œuvre nécessaire pour faire pression sur la classe ouvrière allemande qui va subir Schroeder et Hartz. L’Union Européenne, de son côté, n’a cessé de promouvoir « l’Europe des régions » contre les vieux États-nations, finançant tous les gadgets des régionalistes les plus obtus.

    Deuxième élément d’appréciation : la politique américaine. Les USA puissance hégémonique déclinante ont besoin d’alliés incapables de faire autre chose que dire « Oui chef » ! L’Allemagne est un bon allié sur ce plan, un allié puissant économiquement mais incapable d’assurer sa sécurité militaire seul, un allié assez riche pour imposer l’ordre « libéral », le fameux « ordolibéralisme » en Europe. Qu’un pôle simplement non aligné puisse naître en Europe, les USA ne veulent pas l’admettre. Le projet qu’Henri Guaino avait tenté de faire porter par Sarkozy, le projet d’une alliance méditerranéenne n’a jamais vu le jour, notamment en raison des interventions dilatoires de l’Allemagne. Après la mise sous tutelle de la Grèce, l’affaiblissement de l’Espagne avec, en ligne de mire, la crise de la troisième puissance économique de l’UE, l’Italie, voilà qui convient parfaitement aux stratèges de la Maison Blanche.

    Troisième élément d’appréciation : les forces centrifuges en Italie. L’unité italienne est récente (un siècle et demi), l’État italien est un État relativement faible et depuis que l’opération « mani pulite » (un véritable coup d’État mené sous couvert de lutte contre la corruption) a permis que soit mis en cause l’État social de la première république, des forces centrifuges se sont manifestées, au Nord principalement. L’alliance entre la bourgeoisie rangée derrière la monarchie de Piémont-Sardaigne et les républicains et patriotes révolutionnaires, mazzinistes et garibaldien, a difficilement et très imparfaitement réalisé l’unité de la nation, unité renouvelée avec la proclamation de la république à la Libération. La nouvelle république a permis qu’existent des régions à statut d’autonomie particulier : la Sicile, la Sardaigne, le Val d’Aoste, le Trentin-Haut Adige et le Frioul-Vénétie julienne. L’insularité pour les deux premières et les particularismes linguistiques des trois autres justifient ces statuts particuliers. Dans les années 1990 est né le mouvement de la « Ligue du Nord » (Lega Nord) qui s’est organisé sur la base de la revendication d’indépendance du Nord de l’Italie, c’est-à-dire de toutes les régions bordant le Pô, inventant de toutes pièces une prétendue « Padanie » aux origines Celtes et non latines. La Ligue du Nord s’est positionnée comme un groupe raciste, hostile à l’Italie du Sud et à Rome. Ces Italiens qui se prennent pour des Allemands méprisent profondément les « terroni » originaire de l’Italie méridionale. Tout cela est sans doute une vieille affaire : Gramsci s’était déjà attaqué à la question du Mezzogiorno, de la fracture Nord-Sud de l’Italie et le racisme contre les méridionaux est l’un des thèmes du grand film de Luchino Visconti, Rocco et ses frères. Au lieu de se résorber avec l’industrialisation du Sud et l’activité du mouvement syndical, la fracture est restée ouverte. Le Sud est partiellement devenu un lieu de délocalisation de l’industrie du Nord – ainsi FIAT s’est installé en Basilicate – et la crise économique et le chômage endémique ont fait que la concurrence entre ouvriers du Nord et ouvriers du Sud s’est exacerbée, avec l’aide des démagogues fascisants de la Lega-Nord. Les riches travailleurs habitants du Nord ne veulent plus payer pour les paresseux du Sud : tel est le leitmotiv des campagnes du Carroccio (le carrosse est le symbole de la Lega Nord). En Vénétie, le gouverneur « leghista » Zaia avait un slogan simple : « nous ne voulons plus faire cadeau de 15 milliards à l’Italie ». Ajoutons à cela la disparition du parti communiste et de la culture politique qui y était liée et plus généralement l’effondrement de la gauche et on comprend la nouvelle poussée autonomiste enregistrée le dimanche 22 octobre en Vénétie et en Lombardie, poussée différenciée toutefois : si les Vénètes se prononcent pour une nouveau statut d’autonomie, le leader de la Lega Maroni échoue en Lombardie, notamment à Milan, en dépit de résultats plutôt bons dans de vieilles régions industrielles comme à Brescia.

    Quiconque réfléchit un peu voit bien ce qui se combine en Italie. Exactement comme le FN en France, les partisans de la « Padanie » s’appuient sur la crise du mouvement ouvrier pour tourner contre l’État social et contre le mouvement ouvrier la colère des victimes de la crise capitaliste. On voit un peu moins que l’Allemagne est visiblement à la manœuvre exactement comme elle l’a été en Croatie il y a vingt ans. Faire retomber l’Italie du Nord dans sa zone d’influence, comme du temps du Saint Empire romain germanique et punir les Italiens du Sud comme les Grecs, c’est la ligne Schaüble que poursuivra le nouveau ministre FDP de finances, avec le soutien désormais des « Grünen », devenus des verts de gris…

    Question : ce qui se passe en Catalogne n’est-il pas, mutatis mutandis, quelque chose du même ordre ? C’est d’abord la bourgeoisie catalane qui mène le bal. Le seul parti sérieux qui défend le peuple d’Espagne, Podemos, dont la maire de Barcelone est très proche, n’est pas pour l’indépendance, mais pour un processus constituant permettant une sortie de crise par le haut en posant la question de la constitution républicaine de toute l’Espagne, une constitution qui pourrait être fédérale. Mais ni Rajoy ni les indépendantistes catalans n’ont voulu écouter la voie de la raison. On nous dira qu’il y a en Catalogne un mouvement de masse. Mais qu’il y ait un mouvement de msse ne suffit pas pour caractériser la nature de ce mouvement de masse. Et la question est de savoir qui a intérêt à dresser les Catalans contre les Castillans ou les Andalous. Les Espagnols qui ne veulent pas voir leur pays disparaître vont avoir tendance à faire bloc avec Rajoy. Le PSOE, qui a refusé toute alliance avec PODEMOS et permet à Rajoy de gouverner est à la manœuvre. Les pyromanes ont pris le pays et son peuple en otage et, consciemment, ont décidé de foncer dans le mur. Il faudrait pouvoir en sortir par le haut. Et seul un processus électoral le permettrait. Des élections honnêtes, sans pression de qui que soit, pour permettre aux Espagnols de décider de leur avenir, n’est-ce pas la meilleure des solutions ? Des élections permettraient également de vérifier si les indépendantistes sont vraiment majoritaires en Catalogne car le référendum n’est absolument pas probant et la majorité de députés l’assemblée catalane n’est majoritaire qu’en vertu du mode de scrutin et non parce que la majorité absolue des électeurs aurait voté pour les indépendantistes.

    Une fois de plus sévit l’anti-étatisme stupide des diverses variétés de la gauche radicale, particulièrement en France ; les révolutionnaires d’opérettes appellent à soutenir les indépendantistes catalans et se sentent devenus en imagination des combattants des brigades internationales. Ils affirment même que la déclaration d’indépendance du parlement catalan montre que l’État n’est pas immuable. Quelle découverte extraordinaire ! Les néolibéraux aussi veulent en finir avec l’État modèle 1945… Pourquoi ces gens ne soutiennent-ils pas la Lega Nord et la « Padanie révolutionnaire » ? Profond mystère. Ils travestissent Puigdemont en Lénine, alors pourquoi pas Maroni en Che Guevara ? Incapables de comprendre ce qu’est une situation concrète, ces gens se gargarisent de mots et aiment le chaos – surtout chez les autres. Bref il serait temps de comprendre la profonde unité qui relie toutes les tendances centrifuges en Europe et en quoi elles participent toutes de la dislocation des États-nations, corollaire inéluctable de la phase actuelle du capitalisme.

    Un dernier mot : l’essayiste américain Christopher Lasch publiait en 1994 La révolte des élites, un excellent ouvrage qui explique pour quelles raisons les classes dominantes organisent leur propre sécession d’avec les peuples qu’elles oppriment. A lire, relire et méditer.

    Denis COLLIN

    source:http://la-sociale.viabloga.com/   (29/10/2017)

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  • Changement de contexte

    En quelques heures dans la dernière semaine de septembre, le contexte du bras de fer avec le pouvoir macroniste a changé de consistance. Un nouveau contexte se dessine. Certes, l’offensive générale se confirme côté pouvoir. Mais le champ de la résistance s’est élargi du fait même des conditions dans lesquelles ce pouvoir évolue. Pendant ce temps autour de nous en Europe, la roue de l’Histoire continue son chemin de déconstruction de l’ancien monde.  Dans le tohu-bohu de l’affaire de la Catalogne barcelonaise se montre une nouvelle fois la puissance des mouvements tectoniques qui affectent le vieux continent et ne le lâcheront plus avant longtemps. Car l’aveuglement des dirigeants de « l’Europe qui protège » détruira la paix et les sociétés plus sûrement que n’importe quel « populisme ». Elle le fera en nourrissant des nationalismes hier éteints, et en jetant les uns contre les autres les peuples, les régions et les catégories sociales.

    C’est une étrange semaine qui vient de s’écouler. La meute a bien écorné le message de notre marche du 23 septembre en fabriquant de toutes pièces un débat fumeux sur la place du peuple dans la Libération contre les nazis. Puis le lendemain, le mouvement des transporteurs routiers a été rudement réprimé. Le pouvoir s’est donc cru tiré d’affaire, malgré la marche réussie le 28 septembre des retraités. Il n’en est rien. La volatilité de la situation est restée la plus forte. Des évènements se sont précipités et ont renforcé le camp de la résistance.

    Par exemple, et ce n’est pas rien, le front syndical a changé de configuration. Force ouvrière s’est installée dans l’opposition à l’ordonnance contre le code du travail. Les cadres de la CGE CFE de même. La CGT, FSU et solidaire ne sont donc pas isolés et confinés comme le croyait acquis l’équipe Macron. C’est donc une toute nouvelle configuration qui se présente. La période jusqu’à la loi d’habilitation de ces ordonnances qui devraient revenir devant le Parlement au mois de novembre ne sera donc pas un simple bouclage.

    De notre côté, comme suite aux propositions présentées en conclusion de la marche du 23 septembre, le groupe parlementaire de la France insoumise a pris en charge l’initiative des contacts avec le mouvement social. Nous avons constitué une délégation pour rencontrer l’ensemble des organisations syndicales et leur proposer de nous appeler à une action commune de grande envergure. Les contacts sont pris. Les premières dates arrêtées.

    Mais il est décisif d’observer surtout les changements du contexte. Le climat n’est plus celui dont avait besoin le pouvoir. Ce n’est ni l’enthousiasme du début parmi les assaillants ni la résignation attendue parmi les agressés. La nouvelle phase de l’action va rencontrer un nouveau contexte psychologique. C’est celui qui est créé par l’annonce du projet de budget de l’État et celui sur la Sécurité sociale.

    La signature politique de ces deux documents est accablante. Il s’agit d’une surenchère antisociale caricaturale. La théorie du « ruissellement » est ici appliquée avec un aveuglement consternant. Offrir 4 milliards d’allégements fiscaux directement ciblés en faveur de l’oligarchie la plus concentrée dans le capital financier est si stupéfiant ! Et cela se produit la semaine ou deux fleurons de l’industrie française sont bradés, faisant apparaître l’incapacité absolue du capitalisme français de prendre en charge quoi que ce soit de l’intérêt collectif du pays. Car les chantiers de l’Atlantique sont mis en vente pour 80 millions avec un carnet de commande plein pour dix ans par exemple. Et le TGV pour bien peu également. Mais cela se fait dans l’indifférence absolue de ces millionnaires qui ont pourtant en France le record d’Europe de distribution des dividendes.

    L’opinion est donc sous le double choc du sentiment d’un abus social et d’une humiliation nationale. Le pouvoir, qui croit sa propagande et la clameur des médias qui lui sont voués, ignore la profondeur du choc ainsi reçu. Il modifie pourtant les conditions dans lesquelles les gens se représentent la légitimité de ce pouvoir. En organisant nos casserolades, nous savions que nous organisions une « tenue de tranchée » entre deux vagues d’assaut. Les retours de terrain montrent une exaspération élargie. Les agressions sans pause contre nous ont également joué a plein leur rôle fédérateur pour fortifier la cohésion de notre espace politique. Mais surtout, il existe une prise de conscience populaire d’être agressés de tous les côtés à la fois. Elle se nourrit aussi des craquements qui s’observent dans les structures les plus traditionnelles qui font la stabilité de l’Etat. Ainsi quand les présidents de régions font sécession à la conférence des territoires, lorsque l’association des départements de France refuse de prendre place dans le plan d’économies gouvernementales, ou quand 2000 CRS se font porter malades et que le président de la République n’a plus de motards pour l’escorter à Marseille.

    Je ne crois pas que l’intervention d’Edouard Philippe sur « France 2 » ait conforté l’image de stabilité du pouvoir en place. Aucun Premier ministre ne peut tenir sérieusement son rôle quand une photo le montre absent d’une séance de signature emblématique de la nouvelle politique en œuvre. Et encore moins s’il ne sait pas si son propre gouvernement soutien ou non un accord de libre échange aussi décisif que le CETA. Pourtant, deux jours plus tard, le ministre concerné jure ses grands dieux que l’accord sera approuvé et défendu bec et ongles. Que s’est-il passé entre deux ? Qui a décidé ? Plus tard dans l’échange, le Premier ministre ne tranche pas non plus s’il compte fermer ou non les réacteurs nucléaires en fin de vie quarantenaire. Pourtant Nicolas Hulot prétendait en fermer 19. Philippe se contente de dire que l’agence pour la sécurité du nucléaire donnera son avis le moment venu. Mais ce n’est pas le sujet. Encore une fois, la faiblesse ne vient pas de l’homme mais du système qu’il est censé représenter.

    Dans ce système, l’hyper-présidentialisation affichée avec le discours du Congrès de Versailles la veille de la déclaration de politique générale du Premier ministre aura bien fonctionné comme un manifeste politique. Le Premier ministre, dans cette construction, n’est rien, et cela ne peut pas s’ignorer. Il était important pour moi d’en faire la démonstration par mes interpellations dans un face à face où il lui fut impossible de trouver un  prétexte sur la forme de mon propos pour effacer mon message, comme d’habitude. On a vu que le Premier ministre était autant empêtré par sa situation que par sa politique.

    Au total, mon diagnostic est que le bras de fer avec le pouvoir n’est pas tranché. La nouvelle donne syndicale et l’impact négatif du projet de budget sont à l’œuvre désormais. Le lâchage de dernière minute du PS qui décide d’entrer dans le combat complète l’isolement qu’il est nécessaire de construire autour du pouvoir macroniste. Il devrait creuser aussi les contradictions de ce parti à l’intérieur de ses groupes parlementaires lourdement divisés a propos du nouveau pouvoir. Que le pouvoir soit identifié à sa nature de droite libérale est une condition essentielle pour la suite de l’action et pour réunir les conditions de sa défaite politique le moment venu. Le tableau se met en place. Les opportunités de la lutte sont donc entières. Il n’y aura donc pas de cessez-le-feu.

    Le résultat des élections législatives en Allemagne est un événement dont l’onde de choc n’est pas près de se disperser. Dans ce pays aussi, le dégagisme s’est exprimé. Naturellement, cela se passe dans les conditions d’un pays où l’amortisseur générationnel joue à plein pour amoindrir tous les tranchants : peu de jeunes, beaucoup de personnes âgées très conservatrices et apeurées.

    Les deux partis pivots du système ont subi un énorme revers électoral. Ils sont descendus en dessous de leurs seuils historiquement les plus bas. S’agissant de la social-démocratie, la pente est continue, en phase avec la dégringolade générale dont le logiciel programmatique est devenu totalement obsolète.

    La progression des petits partis est la forme essentielle d’expression du désaveu qui a touché les grands. Et l’extrême droite a fait sa percée. Tout est lié. Pourtant en Allemagne comme en France la caste dominante semble saisie de stupeur. Elle l’est là-bas comme ici parce qu’elle aussi a cru à sa propre propagande. La grande coalition de la droite et des sociaux-démocrates a permis d’obtenir de longues années de ce qu’ils appellent la « stabilité ». C’est-à-dire, en réalité, un verrouillage implacable interdisant toute expression indépendante des salariés dont les droits ont été méticuleusement piétinés pendant toute la période. Dans les mêmes conditions, ce pays de personnes âgées a vu se produire une hémorragie de 25 000 jeunes par an le quittant sans un mot de protestation publique. Il a vu sa population décliner, sa pollution augmenter, son industrie continuer à se concentrer dans quelques branches d’activités, son appel à l’immigration présenté comme le recours absolu à sa dépopulation, sans une pause pour en débattre.

    Comme d’habitude, la grande coalition, appuyée sur un couvercle médiatique absolu, a pu penser qu’il n’y avait aucun désaccord. Et même qu’un grand consensus existait comme l’affirmaient les commentateurs français. Tout cela parce qu’il ne restait plus aucun espace de contestation possible. La caste a pu croire qu’elle n’en paierait donc jamais le prix. À présent, c’est une page toute nouvelle qui commence. Toutes les tares soigneusement masquées par la propagande enthousiaste de toute l’Europe vont apparaître au grand jour. D’abord celle qui concerne la faiblesse des équipements publics et des installations collectives de l’Allemagne comme résultat d’une politique aberrante de diminution du budget public et de refus d’investissement. Mais on va voir surtout quel mélange terrifiant donnera une population vieillie et craintive combinée à une population immense de pauvres et de salariés sous-payés.

    L’extrême droite a fait une percée sur la question de l’immigration nous dit-on. C’est rarement aussi simple. En tout cas elle a fracassé le consensus que la droite et les sociaux-démocrates avaient répandu dans les têtes comme une drogue. L’immigration n’a pu prendre cette importance dans le débat qu’en raison de la violence du dénuement qui s’y trouve déjà et de l’opposition de chacun contre tous qui est la signature de ce type de situation.

    À mes yeux, l’évidence est de retour : l’Allemagne va redevenir un sérieux problème pour l’Europe. Mais a-t-elle jamais cessé de l’être ? L’égoïsme de la caste dominante allemande est certainement le plus aigre et le plus violent de toute l’Europe. Le mauvais feuilleton de l’esprit dominateur de la caste en Allemagne a repris à la fin des années quatre-vingts avec l’annexion de l’Allemagne de l’Est par l’Ouest. Il a été payé un prix exorbitant partout Europe et d’abord par la France. Nous avons connu des années de taux d’intérêt exagérés du seul fait d’une décision allemande unilatérale d’annexer son voisin et de créer une parité monétaire absurde entre la monnaie circulant à l’Est et à l’ouest. Puis, sous l’autorité de Gerhard Schröder l’Allemagne s’est lancée dans une politique de déflation salariale  qui lui a permis de cumuler sur le dos de tous ses partenaires des excédents commerciaux monstrueux. Après ces deux épisodes de très mauvais voisinage a commencé cette période terrible ou Merkel et Schäuble ont posé un talon de fer sur la gorge de tous les pays : la règle d’or et les politiques d’austérité publique.

    L’inconscience et l’irresponsabilité des dirigeants français est la principale cause de ces comportements. En effet, les gouvernements allemands n’ont fait que défendre l’intérêt de leur pays compris au sens le plus étroit. Mais les dirigeants français étaient obnubilés par le fait que, grâce aux directives allemandes présentées comme des nécessités européennes, ils obtiendraient des reculs du salariat le plus résistant d’Europe : les Français. Ils ont donc tout cédé, tout abandonné et renforcé sans cesse l’arrogance du gouvernement allemand. Deux présidents français successifs ont donné ce très mauvais signal : Sarkozy avec le traité de Lisbonne après le vote « non » au référendum de 2005, François Hollande avec le traité budgétaire après avoir dit qu’il le renégocierait.

    Lorsque j’ai publié mon livre Le Hareng de Bismarck, je fus accablé par les sarcasmes de la bonne société médiatico-politique. Ce serait de la germanophobie, Bla-Bla-Bla. L’infâme Cohn-Bendit prétendit même avoir lu sous ma plume le terme de « boche ». Ce fut une des premières manifestations de cette méthode qui sera ensuite généralisée. Un indigné de circonstance dit avoir lu ceci ou cela et toute la bande des bavards à gages sort de sa boîte pour hurler en cadence. S’agissant de l’Allemagne, c’est frappant. Tous ceux qui se sont risqués à une critique ont eu droit à ce traitement : Montebourg, Bartolone, combien d’autres autant que moi ?

    Pendant ce temps, en Allemagne, les dirigeants et les journalistes ne se sont jamais privés d’injurier lourdement l’Europe du sud. Cela rajoute à la séduction que ces gros lourdauds exercent sur la caste française qui a pour coutume de regarder de haut le sud et les méridionaux en général. Ici, il est vrai que les couches profondes de la caste sont épaisses : aux traces ineffaçables de la collaboration s’ajoute la traditionnelle haine du peuple qui est un des apanages étranges de la germanophilie française. Celle-là même qui lui faisait dire « plutôt Hitler que le Front Populaire ». Haine dont on a vu qu’elle pouvait aller jusqu’au révisionnisme quand ceux-là nient le rôle de la résistance populaire dans la lutte contre les nazis comme ils viennent de le faire pour nous flétrir.

    Comme on le sait dorénavant, Merkel doit composer une coalition pour pouvoir gouverner. Le SPD (PS) ne veut plus de la grande coalition. Mais cela n’a aucune importance. La disqualification de la « gauche » allemande est certes moins avancée que celle de la France, mais la pente est la même. Die Linke a échoué à apparaître comme une alternative tant soit peu crédible. Les anciens bureaucrates du PC de l’Allemagne de l’Est ont pesé de toutes leurs lourdeur et combines avec les sociaux-démocrates tout au long de la mandature et encore pendant la campagne électorale. Exactement comme au groupe GUE du Parlement européen, qu’ils étouffent aussi lourdement qu’à la tête du PGE, car dans ce domaine tout est à eux.

    Le centre de gravité de la sphère politique officielle est donc lourdement ancré à droite. Mais le soubassement de la société a commencé sa fragmentation selon ses propres voies. Les forces politiques en présence n’en captent rien. C’est pourquoi l’extrême-droite a devant elle quelques belles années. En effet, elle assume sa compétition avec la droite elle-même sans s’embarquer dans des compétitions auto-bloquantes sur la gauche, comme cela fut pratiqué en France par le FN. Dès lors, la CDU-CSU va marcher sous le fouet et dans une surenchère à droite. Comme d’habitude, la caste française s’alignera. Plus que jamais ce sera cette « Europe Allemande » que seuls les Allemands ont le droit de montrer du doigt. Et l’Allemagne une nouvelle fois va rendre l’Europe imbuvable.

    Pendant la campagne de l’élection présidentielle, j’ai proposé qu’existe une conférence permanente sur les frontières en Europe. À l’époque, le point de départ était la situation créée par l’adhésion de la Crimée à la Russie dans le cadre des événements de l’Ukraine. À l’époque, l’opinion de la caste était chauffée à blanc par le sentiment anti-russe. On ne pouvait parler de rien. Dans la mesure où j’avais été assimilé à un partisan de Vladimir Poutine, tout ce que je disais était immédiatement interprété dans la version la plus fantasque.

    Bien sûr, depuis, la situation s’est bien stabilisée. Le gouvernement français et le président Macron ont pratiquement repris au mot près ce que je disais à propos des solutions à la situation en Syrie. La réception de Vladimir Poutine à Versailles est passée par là. Mais la question que je voulais poser demeure. Que fera-t-on en Europe quand des frontières bougent ? Assez stupidement, mes détracteurs de l’époque m’accusèrent de vouloir remettre en cause ces frontières. Naturellement, il n’en était rien. Puis je partais de l’idée que puisqu’elles avaient bougées, comme c’était le cas en Ukraine, alors la question se poserait de nouveaux à toute l’Europe. J’évoquais l’éventuelle sécession de l’Écosse et de la Catalogne, mais peut-être aussi demain de la Flandre et de la Wallonie. Depuis s’est ajouté la question de l’Irlande en raison du Brexit et du rétablissement de la frontière entre les deux Irlande. Et ainsi de suite.

    La situation en Catalogne a ramené ma question sur le devant de la scène. On remarquera qu’elle se règle sans débat, par la force. L’Union européenne a dit qu’elle soutiendrait Madrid contre Barcelone. De son côté, la maire de Barcelone demande à l’Europe d’intervenir dans le litige. Naturellement, rien n’est prévu. On aurait tort de croire à une situation isolée. Naturellement la question de la Catalogne espagnole se pose dans les conditions particulières de l’Histoire de ce pays. Pour autant, selon moi, il est significatif que la crise éclate avec cette violence au moment où la mise en œuvre des directives européennes en Espagne ont tendu toutes les relations internes de ce pays. Autrement dit, les fractures actuelles repassent sur les vieilles cicatrices.

    On aurait tort de croire qu’une telle configuration ne concerne que l’Espagne. On ne peut oublier qu’aux dernières élections législatives, le corps électoral en Corse a donné trois députés aux autonomistes sur quatre élus. Beaucoup d’esprits étroits oublient que l’Italie ou l’Allemagne sont des États-nations très récents. Et si l’on va vers les frontières de l’Est, on ne trouve que les Eurobéats français pour avoir oublié que la Slovaquie et la Tchéquie se sont séparées, d’une part, et, d’autre part, que l’interdiction d’enseigner dans une autre langue que l’ukrainien en Ukraine ne se contente pas de viser la minorité russe du Donbass mais également les Polonais, les Hongrois et quelques autres en Ukraine qui se vivent dorénavant comme des minorités opprimées.

    C’est pourquoi j’écris de nouveau ces lignes. Le temps des polémiques et des injures absurdes inventées pour nuire dans une compétition électorale est dorénavant derrière nous. Peut-être peut-on à présent parler sérieusement d’un sujet qui finira par concerner la France, sa sécurité et son voisinage. S’il n’existe aucune voie pacifique proposée et encadrée par la communauté internationale, ces sortes de questions ne peuvent se régler autrement que par la force. Il n’y a pas d’entre-deux.

    Poser la question, ce n’est pas souhaiter le problème, n’en déplaise à mes adversaires. Leur ignorance leur fait méconnaître que les accords d’Helsinki de 1975, toujours en vigueur, affirment que les frontières peuvent bouger dans le cadre d’un consentement des parties concernées. Ce consentement ne peut se constater sans que des règles aient été énoncées pour le vérifier. J’y reviens donc. Il existe un cadre commun de la Méditerranée à l’Oural : l’OSCE.

    La question des frontières ne se limite pas aux aspects culturels du sujet. Elle implique directement et immédiatement la question de la sécurité des États dans ce qu’ils ont de plus intrinsèquement constitutifs. Les générations dirigeantes actuelles n’ont aucune perception sérieuse sur le sujet. Le dernier événement dans ce domaine est considéré par eux comme un sujet exotique. L’explosion de l’ancienne Yougoslavie ne semble avoir laissé aucune trace dans les esprits. Au lieu d’un pays, on en a dorénavant sept et un d’entre eux est une invention dont la création est un précédent explosif : le Kosovo. 400 000 personnes sont mortes dans cette aventure. N’est-il pas frappant que le président de la République n’en ait pas dit un mot dans cette étrange allocution de la Sorbonne ? Au contraire, il s’est engagé de façon plus aveuglée que jamais dans une vision d’intégration européenne anti-nationale. On l’a  entendu plaider à la fois la « souveraineté européenne » contre la souveraineté nationale, puis la disparition des commissaires européens « issus des grands pays » avant d’aboutir à une « défense européenne », liée a l’OTAN, des plus évaporées.

    Pour ma part je n’oublie ni les permanences de l’Histoire, ni ce fait qu’elle a toujours été tragique en Europe. Il est temps de faire l’Histoire avant de se laisser défaire par elle.

    Jean-Luc Mélenchon

    source: http://melenchon.fr/2017/10/01/changement-de-contexte/http://melenchon.fr/2017/10/01/changement-de-contexte/

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  • Les mouvements qui sont restés sur une addition de forces ont tous échoué – Entretien avec Eric Coquerel (lvsl.fr-10/09/2017)

    Eric Coquerel est député de la 1ère circonscription de Seine-Saint-Denis et coordinateur du Parti de gauche avec Danielle Simonnet. Proche de Jean-Luc Mélenchon, il a d’abord été à la LCR, avant de passer par le MRC et de fonder le MARS, puis de participer à la création du Parti de gauche. Nous avons souhaité l’interroger sur sa trajectoire ; sur la recomposition en cours et le futur de la France insoumise et du PG ; et sur les rapports avec les autres partis de gauche.

     

    Votre parcours est un peu différent de celui des autres cadres de la France Insoumise. Vous êtes passé par le MRC de Chevènement. Pouvez-vous revenir sur cette période ?

    Mon passage au MRC a été court dans le temps. J’ai passé deux ans dans l’espace chevènementiste. Mais je dois dire que le poids de ce passage dans mon parcours est incomparablement plus fort que cela. Pour aller vite, au départ j’étais à la LCR, ce qui est encore plus paradoxal, puisque dans les années 80/90, lorsque vous prononciez le mot « République », vous y étiez globalement proche d’une collaboration de classe. Je n’exagère pas tant que ça.

    A l’époque, la LCR voulait créer un grand parti de « l’avant-garde large ». L’idée consistait à regrouper tous ceux qui voulaient rompre avec le système, sans regarder si ce sont de purs révolutionnaires ou si ce sont des réformateurs radicaux. L’idée qu’une recomposition était nécessaire était donc déjà présente.

    Cette ligne-là est battue en 1998. La LCR opère un tournant et repart dans une alliance avec Lutte Ouvrière. Mais pendant toute cette période des années 90, lorsque la LCR essaye de s’ouvrir, Chevènement représente une possibilité d’alliance. Tout simplement parce que le MDC [Mouvement des Citoyens, ndlr] se crée sur une rupture, plus précisément sur la question de la guerre du Golfe, ce qui n’est pas rien pour la gauche, et puis sur une rupture économique vis-à-vis de la politique suivie par le gouvernement socialiste. En conséquence, nous étions plusieurs à discuter avec eux. Progressivement, avec d’autres camarades d’un courant de la Ligue animé par François Morvan, nous avons glissé vers l’idée que la République était encore une source d’émancipation possible, et qu’elle posait la question de la souveraineté populaire, qui elle-même posait le cadre premier de la souveraineté populaire qu’était l’État-nation. Veiller à lui conserver une définition politique et non ethnique, restait un enjeu important surtout avec la montée du FN.

    Personnellement, j’ai été gagné à ça. Cela fait que quelque part, ma décision de m’engager dans la campagne de Chevènement aux présidentielles était déjà dans mon esprit auparavant. Le seul problème réside dans le fait que Chevènement était passé entre temps à l’idée des républicains des deux rives. C’est sur cette base que j’ai rompu après les Présidentielles de 2002 et un an à la direction du MRC, en créant le MARS, Mouvement pour une alternative républicaine et sociale. Ça m’a permis en 2005 de rencontrer Jean-Luc, que je ne connaissais pas avant. Lui a découvert qu’il y avait des républicains dans cette gauche mouvementiste et moi j’ai découvert qu’il y avait des républicains chez les socialistes. Mais c’est vrai que j’ai un parcours différent du reste du PG, dont beaucoup venaient du PS. Ce n’est pas la même histoire.

    Après la victoire du Non au référendum de 2005, vous avez cherché à obtenir une unité politique du Non de gauche. Au Parti de Gauche, vous étiez secrétaire national aux relations extérieures et unitaires. Alors que la France Insoumise semble devenir la voix politique de l’opposition grâce à sa stratégie populiste, comment envisagez-vous les rapports avec les autres composantes de la gauche au Parlement et pour les élections intermédiaires ?

    C’est simple. Si à un moment donné, il y a un cadre de batailles communes, on les mènera. Par exemple, nous venons de faire un recours constitutionnel avec le PC et le PS. En tout cas, une chose est sûre : la recomposition actuelle ne passe pas par le « rassemblement de la gauche » ni même par le rassemblement de toutes les forces de que nous avons appelé l’autre gauche. C’est une stratégie que j’ai essayé de mettre en œuvre : j’étais présent à la création du Front de Gauche, j’en ai été une des chevilles ouvrières. Mais force est de constater que la direction du PC ayant toujours refusé l’adhésion directe, le front de Gauche est resté un cartel de partis. Il en est mort. Pourtant, en 2010, après les premières victoires, Marie-Georges [Buffet] s’est dit aussi qu’il fallait permettre l’adhésion directe. En conséquence, elle a proposé à une convention du PC le statut des « amis du Front de Gauche », et elle a été battue. En 2012, nous n’avons jamais pu développer des cadres d’adhésion directe. Nous n’avons donc pas pu profiter de la campagne de 2012 pour créer un mouvement de masse à la base. Le PCF, fin 2012, n’a eu de cesse de vouloir rééquilibrer le Front de Gauche, c’est-à-dire de diminuer l’impact de Jean-Luc. Il fallait ce rééquilibrage pour que le PC puisse rester maître de ses choix tactiques, y compris les possibles alliances avec le PS comme on l’a vu dans le cadre des municipales.

    Nous avons donc été enfermés dans un cartel de partis. C’est du moins l’analyse que j’ai faite. C’est pourquoi, dans le texte de congrès du PG, notre résolution rompt avec la priorité donnée au rassemblement de l’autre gauche au profit d’un mouvement citoyen. Notre objectif aujourd’hui est le même, c’est un objectif de recomposition historique, dont seul l’outil change. Et justement, il y a de nouveaux courants qui arrivent. Le courant d’origine de la LCR, qui est la Gauche anticapitaliste, composante essentielle de Ensemble, songe à rejoindre France Insoumise mais aussi le POI [Parti ouvrier indépendant). Il y a des écologistes avec Coronado (Ecologie Sociale) qui ont déjà rejoint, l’espace politique de FI. A notre université d’été je note la présence de beaucoup d’invités venus d’horizons très divers tel Gilles Poux, maire PC de la Courneuve, ou le député européen socialiste Emmanuel Maurel. il y avait aussi des syndicalistes, des militants associatifs. Il n’y a qu’à voir aussi la diversité de notre groupe parlementaire, entre Ruffin, des gens d’Ensemble, une communiste comme Bénédicte Taurine, des gens qui viennent du PG, etc. C’est pourquoi je considère que je continue mon travail unitaire, sauf que cela part d’abord de la volonté de fédérer le peuple.

    Est-ce votre pratique politique qui vous a poussé à dépasser cette rhétorique de rassemblement de la gauche, ou bien est-ce un ensemble de lectures théoriques, sur le populisme – on parle beaucoup de Mouffe, de Laclau, etc. – qui ont eu une influence sur ce tournant ?

    Oui, des expériences comme Podemos et celles des pays d’Amérique latine ont pu avoir une importance. Ce n’est pas pour rien que nous avons invité Rafael Correa qui a incarné en Equateur la révolution citoyenne et l’Assemblée constituante. En Amérique latine, il s’est agit de forces qui se battent pour gouverner, pour prendre le pouvoir. Ils ont contribué à créer une brèche décisive dans le néo-libéralisme dominateur depuis les années 80. Ensuite, cela a touché l’Europe avec Syriza, d’avant 2015,  Die Linke et Podemos. La caractéristique commune est que ce sont des mouvements qui créent une homogénéité et qui ne sont pas seulement une addition de forces. Les mouvements qui sont restés sur une addition de forces ont tous échoué.

    De plus, il y a un degré de rupture fondamental avec les cadres politiques organisés du XXème siècle. Cela qui fait que nous sommes obligés de créer ex-nihilo une nouvelle force. Soit on la construit comme le Front de Gauche, en partant d’un cartel de partis que l’on tente de transformer en mouvement plus homogène, ce qui a raté ; soit on crée un mouvement comme France Insoumise, qui met justement en préalable le principe de l’adhésion directe, et dans lequel des partis peuvent venir, ce qui inverse le problème. En conséquence, on se nourrit les uns des autres. Je pense néanmoins que c’est le moment où Podemos fait 20% qui a commencé à nous conforter dans cette idée. C’est aussi ce type d’événement qui provoque une émulation. Le résultat de Jean-Luc Mélenchon en 2017 est à son tour source d’émulation pour Podemos

    La France Insoumise (FI) est une organisation de campagne. Les prochaines élections n’auront lieu que dans 2 ans. Comment envisagez-vous la structuration du mouvement ? Le Parti de Gauche (PG), que vous codirigez avec Danielle Simonnet, doit-il s’y fondre ou garder sa place dans l’espace politique ? La France Insoumise doit-elle se structurer en déclinaisons départementales comme un parti politique pour préparer les élections intermédiaires ou doit-elle rester une organisation mouvementiste ?

    Je crois que le premier rôle du Parti de Gauche est d’être le meilleur ouvrier et le meilleur outil du développement de la France insoumise. Le PG a une particularité : il a été créé avec l’idée de permettre que se développent les conditions mêmes de son dépassement. Nous ne nous sommes jamais vécus comme le centre de la recomposition globale. Nous sommes nés avec le Front de Gauche, avec sa stratégie qui a eu l’échec que l’on a connu, mais qui a quand même produit des effets positifs. De la même manière, c’est toujours satisfaisant pour un parti de voir que ses résolutions de congrès, notamment celles de juillet 2015, qui appellent à la composition d’un mouvement citoyen – et c’est exactement ce qu’on est en train de faire –, se concrétisent à une échelle de masse et à une échelle concrète.

    Donc le premier rôle du PG, il est celui-là. Il s’agit de veiller à ce que LFI se développe dans cet esprit. C’est ce qui justifie qu’il ne disparaisse pas. La question se posera peut-être un jour, mais pour l’instant, nous avons l’humilité de penser que nous sommes véritablement utiles, parce que nous sommes organisés, par département, parce que nous disposons d’une organisation, nous avons de quoi aider LFI. Nous sommes des bâtisseurs, des constructeurs, et c’est nécessaire dès lors que nous le faisons en toute transparence !

    Après, à partir du moment où LFI n’est pas un parti, elle n’a pour le moment pas vocation à réagir sur tout. Le mouvement n’a pas une instance de direction permanente, représentative, qui permette, quels que soit les thèmes, de réagir sur l’ensemble des sujets qui se posent. Donc par moment, par des mécanismes de subsidiarité, le PG peut avoir à intervenir quand la France insoumise ne le fait pas. Le PG a aussi pour vocation de continuer à travailler et à diffuser les parties de son programme qui ne sont pas, ou pas reprises tel quel, par FI mais qu’il juge fondamental pour l’avenir : ainsi le PG veut rester plus que jamais le parti de l’écosocialisme ou de la méthode plan A / plan B pour l’UE.

    Troisième chose, nous constituons un niveau de formation utile puisque faire un mouvement ne signifie pas pour autant « Du passé, faisons table rase ». Nous avons une histoire, nous sommes les héritiers du mouvement ouvrier et de combats républicains, socialistes, internationalistes profondément renouvelé par la préoccupation climatique. Nous sommes des « passeurs » et nous devons l’assumer.

    Tout ça fait que la dissolution du PG n’est pas d’actualité. De plus, ça serait le signal que LFI est devenu un parti. Puisque si l’on se dissout, cela veut dire qu’un autre parti est né, et que cela vaut le coup de se dissoudre dedans.

    Or, nous ne voulons pas faire de la FI un parti. D’abord, parce que nous pensons qu’avoir un espace de recomposition de masse capable de fédérer le peuple, et capable d’implication citoyenne, cela veut dire que son objectif n’est pas de réunir des dizaines de milliers de personnes, mais des centaines de milliers voire des millions de personnes. Ce n’est pas l’objectif que peut se donner aujourd’hui un mouvement basé sur une forme parti classique.

    Cependant, il y a de la place pour un mouvement qui permette à des gens de militer chaque semaine s’ils le veulent dans des groupes d’appui, et puis à d’autres de n’agir que quatre jours dans l’année, de signer des pétitions, et qui n’ont pas envie d’en faire plus pour le moment. Un mouvement qui respecte les degrés et les modes d’activité de chacun, et qui n’empêche pas que toutes ces personnes puissent participer à construire ce mouvement pour qu’il dirige le pays.

    Cette recomposition se fait déjà sur la décomposition des forces progressistes du XXème siècle. Je crois que les partis socio-démocrates ne se remettront pas de ce qui est en train de leur arriver. Ils ont longtemps tenu en restant la force du « vote utile » pour laquelle vous votiez,  même avec une pince sur le nez, pour battre la droite ou l’extrême-droite. C’est fini.

    Il s’agit d’un phénomène européen, voire mondial. La tendance est à la minoration des partis socialistes face aux forces à vocation majoritaire qui émergent. En tout cas je pense que c’est un mouvement irréversible, pour la bonne raison que le rôle de la social-démocratie n’a plus d’utilité à partir du moment où de force du compromis entre le capital et le travail elle a penché vers le social-libéralisme, donc une force du système. Je ne connais qu’un cas où la mutation depuis l’intérieur d’un parti social-démocrate, c’est le Labour Party de Corbyn, et encore en le subvertissant de l’intérieur.

    Il y a donc un espace à largement inventer. Ce nouvel espace a pour vocation à transcender l’habituel rôle attribué à un parti politique : il est à la fois politique, social, et citoyen. Il ne remplace évidemment pas les syndicats, et a fortiori n’est pas en concurrence avec eux, mais il repousse les frontières habituelles d’un parti. Voilà pourquoi pour laquelle on appelle à se mobiliser le 23 septembre contre le coup d’État social et la Loi Travail. Nous soutenons les syndicats lors de leurs journées d’action, mais nous pensons aussi que nous avons notre partition à initier, parce que nous disposons de notre propre capacité de mobilisation qui s’appuie sur les caractéristiques du mouvement que l’on a créé.

     

    Ce ne peut donc être un parti, dumoins à moyen terme. Ensuite, il y a une série de question sur la forme que doit prendre le mouvement. Car pour être un mouvement pérenne, à terme, il faut bien avoir des méthodes de représentativité. Mais pour le moment, le premier objectif n’est pas de se tourner ver lui même mais vers le peuple, en faire un mouvement de masse tourné vers l’action car c’est ce que la situation exige.

    Pour en revenir à la temporalité politique actuelle, on a un budget d’austérité en prévision, des coupes dans les contrats aidés, une baisse des APL, la Loi Travail, la réforme des retraites, la réforme de l’assurance chômage, la hausse de la CSG, etc. Comment analysez-vous la volonté d’Emmanuel Macron de mener une offensive sociale dès le début de son mandat alors que l’année 2016 a montré la franche opposition des Français à cette libéralisation du marché du travail ? Compte-t-il sur la léthargie du peuple Français ou est-ce de la méconnaissance de l’état du pays ?

    Emmanuel Macron, et beaucoup de ceux qu’il a placé au affaires, sont des membres organiques de l’oligarchie financière. Le rapport dialectique entre le monde de la finance et Macron est direct. Ce dernier fait la politique de la finance mais pas au sens idéologique du terme, pas comme ce qu’ont fait les libéraux depuis des années, pensant que leurs solutions étaient les bonnes pour relancer l’économie. Avec lui, ce sont des intérêts directs qui sont traduits dans les politiques mises en place, ce sont ceux du Medef.

    Ce qu’il met en place est donc la politique qu’il a été chargé de défendre. Il a été élu pour cela et il est l’homme du système pour cela. Cela aurait du être Juppé, c’est lui. Il est à la fois idéologiquement et matériellement l’homme-lige de cette politique. C’est d’ailleurs sa faiblesse. Sa politique n’a pas de majorité populaire. Il a été élu pour battre Marine Le Pen pas sur son programme. Pire il n’a pas de base sociale. Quand vous faire une politique en faveur des hyper riches ça se voit mais les hyper riches c’est une base sociale très limitée qui ne vous donne aucune majorité.  Il a beau en avoir une massive à l’assemblée, composée à 94% de chefs d’entreprise ou de cadres dirigeants et de professions libérales, elle ne traduit pas la situation et l’état d’esprit du pays. Voilà qui explique la chute de popularité de Macron. Cee pays n’a pas sombré dans le libéralisme, il était majoritairement opposé à la loi El Khomri, et il l’est maintenant aux ordonnances du gouvernement.

    Justement, la CGT et SUD organisent une journée de grève et de manifestation le 12 septembre. La France Insoumise appelle donc à un rassemblement populaire le 23 septembre. Alors que la rentrée promet d’être explosive sur le front social, comment envisagez-vous le rôle de la France Insoumise et de son groupe parlementaire dans les mois qui viennent ?

    On voit bien qu’il compte sur la division des forces syndicales, qu’il a entretenu, et sur la résignation.  Après plusieurs mobilisations massives qui n’ont rien donné, les gens se diront peut-être : « C’est injuste mais qu’est-ce qu’on y peut ? ». Voilà pourquoi chacun doit apporter sa contribution, sa pierre à l’édifice. La notre c’est initier le 23 septembre contre le coup d’état social. Nous avons en quelque sorte cette responsabilité. Face à Macron, une force qui a rassemblé 7 millions de voix, qui a montré aux législatives qu’elle était une force de 2ème tour, potentiellement majoritaire, ne peut rester sans rien faire. Nous devons assumer d’être la force d’opposition principale à Macron. On peut bloquer sa politique. Nous prenons nos responsabilités. L’inverse serait une faute vis à vis du peuple.

    Bien sûr, il s’agit de mettre cette mobilisation au service de tout le monde. Ce n’est pas une manif FI, cela sera la manif de ceux qui refusent la politique d’Emmanuel Macron et la Loi Travail. Cela se veut complémentaire, convergent avec les appels des syndicats que nous soutenons : le 12 comme le 21 et ceux qui viendront ensuite. Ce sont des vagues successives contre le môle gouvernemental

    Pour nous, en tant que parlementaires, c’est dans la rue, dans nos circonscriptions, et dans l’Assemblée que ce bras de fer va se jouer.

    En novembre prochain, la France Insoumise organisera sa convention. La dernière avait pour objectif d’entériner le programme l’Avenir en Commun. Cette fois, quel en sera l’objet ? Quelle forme prendra-t-elle ? S’agira-t-il d’élire une équipe dirigeante ? De voter sur une stratégie d’action ou des stratégies d’alliance ?

    L’objectif de la FI est de créer un mouvement de masse. A l’évidence, nous n’en sommes pas là, nous ne sommes pas encore capables d’organiser des millions de personnes. Se posent donc des problèmes de structuration de ce mouvement, à une échelle pour l’instant où nous sommes des dizaines de milliers actifs sur le territoire et des centaines de milliers de soutiens sur Internet, ce qui est déjà remarquable pour un mouvement aussi jeune.

    Partons donc du principe que nous avons le droit d’expérimenter, que nous avons le droit d’apprendre à marcher en marchant, puisque nous avons le temps. Nous avons déjà des caractéristiques qui d’habitude sont celles que doit résoudre un parti lorsqu’il se crée. Quand le PG s’est créé, la première question qu’on s’est posée était : « comment va-t-on adapter notre programme ? » Là on l’a, le programme. La base d’adhésion c’est le programme.

    Deuxièmement nous avons la stratégie de la Révolution citoyenne, par les urnes. Et troisièmement, nous avons l’idée que peu importe la décision que nous prendrons, cela ne peut pas être un cartel car il faut l’implication citoyenne de tous. Nous disposons déjà de tout cela, donc nous ne sommes pas pressés. Par ailleurs, nous avons hérité d’espaces centraux qui ont une certaine légitimité pour appeler à des initiatives. L’espace politique qui regroupe des partis et courants soutenant la dynamique FI mais aussi désormais l’existence d’un groupe parlementaire. C’est une chose vraiment nouvelle. Nous pouvons imaginer que prochainement nous disposerons d’un espace qui regroupe l’ensemble des livrets thématiques : une espèce de conseil scientifique. De plus, nous avons à la base des groupes d’appui. C’est pourquoi, un jour, inévitablement il faudra se demander comment structurer un peu plus tout cela. La convention doit permettre de commencer à y réfléchir. Nous avons le temps d’y réfléchir et d’expérimenter car nous sommes face à quelque chose de nouveau. Nous n’avions jamais fait cela.

    Lors de la session extraordinaire, votre objectif était de faire émerger des contradictions au sein du groupe LREM. Vous avez réussi à faire voter un amendement contre l’avis du gouvernement lors du débat sur la loi de confiance dans la vie publique. Les méthodes autoritaires du gouvernement, du président de l’Assemblée et du président du groupe LREM ont braqué l’Assemblée. Avec l’appui du mouvement social, pensez-vous sérieusement fissurer un groupe parlementaire composé, pour l’essentiel, d’individus qui doivent tout à Jupiter-Macron ?

    Ce que je crois, c’est que nous pouvons le déstabiliser. Marginalement, il est peut-être possible de provoquer un phénomène de fronde. Il faut bien considérer que leur groupe parlement est une énorme masse. Ils sont seulement une trentaine à intervenir, 10% seulement, ce qui veut dire que les autres se posent encore beaucoup de questions. On sait par exemple que sur la loi Travail certains ne sont pas venus voter. Donc il y a des lignes de fracture chez eux et il faut qu’on les agrandisse.

    Peut-être que nous pouvons déclencher un groupe de frondeurs. Mais quand nous nous adressons à eux et plus globalement à l’assemblée, nous essayons de parler au pays. Nous essayons de déstabiliser sa majorité comme ça, et je pense que celle-ci est très fragile. C’est quand même une première d’avoir une majorité si écrasante, à l’intérieur de laquelle il y en a beaucoup qui se demandent s’ils ne vont pas revenir à la vie privée dans les mois à venir. Je n’ai jamais vu ça ! Donc si Macron rentre dans un mouvement de tempête avec des mobilisations, comment vont-ils réagir…

    Par exemple, je ne sais pas comment un député LREM, qui n’a jamais fait de politique, va réagir lorsqu’il aura une manifestation devant sa permanence comme cela arrive. Comment va-t-il faire ? Je ne parle pas d’une manifestation violente, je parle juste d’une pression, d’un mécontentement populaire. Parce que maintenant, beaucoup sont encore dans le monde de Oui-Oui. Beaucoup n’ont même pas vu les gens qui se sont abstenus massivement. Ils ont juste vu les résultats et le fait qu’ils avaient été élus comme dans un conte de fées. Donc quand ils vont être confrontés à la réalité des mobilisations sociales, cela risque d’être intéressant.

    On a remarqué que dans la séquence parlementaire qui s’est écoulée, vous avez mis en scène une rhétorique d’opposition, dont vous avez quasiment le monopole, ce qui est un acquis en soi. Mais est-ce suffisant ? Ne gagneriez-vous pas à incarner une rhétorique davantage instituante, voire un ordre alternatif face au désordre macronien ?

    Les médias retiennent nos coups d’éclat, mais entre ces coups d’éclat, nous avons fait énormément d’interventions très pédagogiques. Lorsque nous avons voulu faire passer un amendement pour faire sauter le verrou de Bercy, nous avons été jusqu’à voir Les Républicains pour le déposer. Donc le fait d’avoir un groupe est un atout, malgré sa taille, malgré le fait qu’il soit vécu sur la latéralité physique comme l’extrême-gauche de l’Assemblée. Si nous réussissons à lui donner une centralité dans les débats, nous y gagnons. D’autant plus que les autres sont traversés par des contradictions. Les LR ont pu dire tout ce qu’ils voulaient, ils se sont abstenus sur le vote de confiance. Les socialistes se sont abstenus, cinq ont voté contre, trois pour… En plus le FN est complètement inaudible et aphone. Il ne dit rien.

    Il faut donc continuer à développer le fait que nous avons des solutions lorsque nous intervenons. Il faut montrer que le programme dont nous disposions, et qui n’était pas loin d’arriver au second tour, était applicable et préférable à celui du gouvernement. C’était vrai, cela reste encore plus vrai. Je pense que nous sommes est dans un monde très instable. Si Macron est rejeté pour les réformes qu’il devait appliquer, franchement, je ne vois pas quelle autre alternative il y a sur le fond. Ce n’est pas la droite qui va être une alternative à Macron. À moins de vouloir faire encore pire. Nous revendiquons notre rôle d’opposant sans faille mais aussi d’un alternative capable de gouverner le pays dès l’occasion nous en sera donnée.

     

    Entretien réalisé par Léo Rosell et Lenny Benbara

    Source: Le Vent Se Lève (lvsl.fr)

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  • Point de vue-Le populisme est-il une maladie honteuse ? -par Denis COLLIN (La Sociale-24/07/2017)L’accusation de « populisme » est devenue un figure obligatoire des « analyses » journalistiques et du « débat » politique. Je mets des guillemets à « analyses » et à « débats » car ces nobles mots ne semblent guère convenir pour caractériser la bouillie idéologique diffusée par la caste. Donc Trump est populiste, comme Kazincsky et Mélenchon, Le Pen et Iglesias, Grillo et Orban, et ainsi de suite. Une terme de si vaste emploi est suspect. Chose curieuse, non seulement les porte-voix stipendiés des classes dominantes n’ont eu de cesse de renvoyer dos-à-dos les « populismes » de droite et de gauche, mais l’extrême-gauche elle-même s’est emparée de la question. Pour Marlière et autres idéologues du multi-culturalisme gauchiste, Mélenchon et la France Insoumise ne sont que d’horribles populistes (nationalistes). Ayant été qualifié par Philippe Marlière, docte professeur de politique à Londres, de « national marxiste réactionnaire », je ne m’étonne pas des noms d’oiseaux dont ces gens affublent la France Insoumise. Mais on retrouve aussi cet anti-populisme et cet anti-mélenchonisme hystérique chez quelques rescapés du trotskysme dont les prétentions théoriques vaniteuses n’égalent que l’impuissance rageuse face aux événements qui déjouent malicieusement toutes leurs prédictions.

    Je voudrais ici montrer simplement que le populisme n’est pas une maladie honteuse, mais une attitude politique louable. Dans populisme, il y a évidemment peuple qui se dit en grec « demos » - il y a un autre mot grec pour désigner le peuple, c’est « laos » qui désigne le peuple en tant que masse désorganisée. Quand le « laos » est rassemblé dans « l’ecclesia » il devient précisément « demos ». Ou comme le dirait Rousseau, l’institution politique est justement ce moment où le peuple se fait peuple ! « We, the people… », tel est le célèbre commencement de la constitution américaine, une constitution dont la devise est « E pluribus unum », de la pluralité, de la multitude, faire un. On peut tourner le problème dans tous les sens. La démocratie (dont tous se réclament, tous prêts à crier plus fort les uns que les autres), c’est la question du peuple. Et donc dire « vive la démocratie » et « à bas le populisme », c’est un peu louche.

    Le terme de démocratie peut s’entendre en trois manières : primo, comme le pouvoir du peuple tout entier, de l’assemblée des citoyens, ou du « corps politique » ; secundo, comme le pouvoir de la partie la plus basse du peuple, la plèbe romaine contre les optimates ; et tertio, comme le respect des droits individuels. Normalement, ces trois définitions devraient se compléter, mais dans les faits ce n’est pas souvent le cas. À Rome, la république avait fini par prendre en compte la nécessité que la partie inférieure du peuple puisse se faire entendre en instituant le tribun de la plèbe, personnage sacré qui jouera un rôle central dans les luttes de classes dans la Rome antique. De nos jours, c’est aussi ce deuxième moment qui semble problématique. Que la partie inférieure socialement puisse se faire entendre et faire prévaloir ses intérêts, ce fut toujours la hantise de ces démocrates pour qui la démocratie devait se résumer à la démocratie de la « race des seigneurs », les citoyens étant soigneusement divisés entre citoyens actifs et citoyens passifs. Précisément, le populisme est apparu comme le courant qui réclamait que soit entendu le peuple, le « bas peuple », celui à qui les belles gens veulent interdire la parole, parce qu’il n’est pas instruit, se laisse guider par ses passions – pour ces belles gens la passion de l’argent et de la domination n’est pas une passion, cela va de soi… Aux États-Unis, le populisme, incarné un temps par le « parti des fermiers » a été cette protestation contre la confiscation de l’espérance démocratique par les aristocrates. Il faut lire et relire Christopher Lasch qui, sur ce sujet, a produit les mises au point indispensables (voir mon article sur le livre Le seul et vrai paradis). L’apparition du populisme en Europe correspond exactement à cette même révolte contre la confiscation de la démocratie par la caste médiatique, financière et eurocratique.

    Si le populisme est indissolublement lié à la démocratie, il l’est donc tout naturellement à la république. C’est Machiavel qui part du constat que dans toute république, il y a deux classes : les grands qui veulent gouverner et cherchent à dominer le peuple, et le peuple qui ne veut pas gouverner mais veut ne pas être dominé. Et donc toute république digne de ce nom est conflictuelle. Machiavel fait l’éloge des républiques tumultuaires où les révoltes populaires furent immanquablement favorables à la liberté. J’ai eu l’occasion d’exposer tout cela en détail dans mon livre sur Machiavel (Lire et comprendre Machiavel, Armand Colin, 2e édition, 2008). Je ne vais pas développer plus ici. Mais cet auteur est véritablement un des pères fondateurs de la pensée politique moderne et on ne comprend guère Spinoza (qui parle du « très pénétrant florentin ») ni Rousseau en oubliant qu’ils sont des bons lecteurs de ce penseur éminent. En tout cas, le populisme, tel qu’il est théorisé de nos jours par des gens comme Laclau ou Chantal Mouffe, part de Machiavel.

    Donc, le populisme a de belles lettres de noblesse à faire valoir et l’on comprend mal que tant de professeurs de politique si fiers d’eux puissent en faire une caractérisation injurieuse. On ne demande bien où ils ont décroché leurs diplômes de « science politique ». Est-ce cela qu’on apprend à Sciences-Po (que d’aucuns surnomment « Sciences-pipeau ») ?

    Si on comprend ce qu’est le populisme, on se gardera donc de le confondre avec l’ochlocratie, le pouvoir de la foule qui suit uniquement ses passions excitées par les démagogues. La populace – le popolaccio dont parlait Machiavel – ce n’est pas le peuple. On voit ainsi très clairement ce qui distingue le populisme de Mélenchon ou d’Iglesias de la démagogie des partis « identitaires » xénophobes, même si ces derniers essaient d’exploiter à leur profit les réactions populistes et y parviennent, au moins partiellement, quand le peuple se sent abandonné et méprisé par les grands.

    Je reviendrai bientôt sur les rapports entre le populisme et la nation et sur la question de la lutte des classes.

    23 juillet 2017 – Denis COLLIN

    source: http://la-sociale.viabloga.com

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  • ou comment continuer après les élections

    Quelques réflexions stratégiques-par Denis COLLIN (La Sociale 19/07/2017)par Denis COLLIN

    Après cette longue séquence électorale, l’heure est aussi à la réflexion. À l’action, certes, contre la loi travail Macron II, à l’action contre la marche au régime autoritaire impliquée dans l’intégration de l’état d’urgence aux lois ordinaires, à l’action mais aussi à la réflexion. Pas seulement la réflexion programmatique, mais bien à une réflexion stratégique, c’est-à-dire une réflexion qui porte sur les forces sociales et les alliances politiques qui permettraient une véritable alternative politique.


    La percée de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle et la constitution d’un groupe « France Insoumise » au Parlement constituent des données de tout premier plan et un espoir sérieux pour se recompose un mouvement social et national émancipateur après ces longues décennies de désagrégation du vieux mouvement ouvrier. Il y a un programme de la FI dont les grandes lignes – république, écologie, défense des droits sociaux – peuvent rassembler largement. Mais vont se poser les questions stratégiques et organisationnelles, même s’il faut éviter de mettre la charrue avant les bœufs. Je me permets donc de livrer ici quelques réflexions sans trop de précautions oratoires.

    1. Refuser toute ligne de l’union de la gauche de la gauche, de la vraie gauche et toutes les autres formules de ce genre qui ont montré ailleurs (Italie par exemple) leur nocivité. Tout compromis avec le gauchisme permet de gagner quelques militants gauchistes, plus ou moins écervelés et généralement coupés depuis longtemps de la masse de nos concitoyens et par contre éloigne de nous des centaines et des milliers de bonnes volontés laïques, républicaines et sociales qui n’ont aucune envie de subir les bavardages hallucinés des théoriciens du genre et autres pourfendeurs des « laïcards colonialistes ». Un pas de géant a été fait par Mélenchon quand a été repris le thème de la patrie avec ses symboles, drapeau et hymne. Se laisser tirer en arrière pour garder les bonnes grâces des gauchistes serait catastrophique. Laissons les NPA et autres Philippe Marlière à leurs divagations.
     

    2. En finir avec les tentations de l’Union de la gauche. La terminologie de la gauche a presque disparu du lexique de LFI et c’est heureux. Comme est heureux le refus des accords d’appareils et de la tambouille avec le PCF. Il ne faut pas céder aux objurgations de ceux pour qui sans le PCF rien n’est possible. Car l’union avec le PCF est impossible stratégiquement tout simplement parce que les programmes sont incompatibles sur quelques points clés : le PCF est un parti européiste honteux et il est un dernier défenseur du nucléaire ! Et surtout le PCF est prêt à tout pour se réconcilier avec le PS. Même les PCF qui se sont fait investir par LFI ont apporté  bien des déboires – je pense à Levitre dans l’Eure qui a présenté ses 14 % comme un succès du PCF et de ses amis NPA… On ne peut jamais se fier à la parole d’un stalinien !

    En tout cas, plus de repas chez Ramullaud, plus de cartel des « vraies gauches ». Le mot « gauche » lui-même n’a plus aucun sens – si toutefois il en a eu un dans le passé, ce qui est fort discutable. Certes, de nombreux citoyens se reconnaissaient dans « la gauche », qu’ils tenaient pour une synthèse de la république et d’un socialisme démocratique. À tous ces électeurs et militants sincères, LFI doit ouvrir grand les bras mais en appelant les choses par leur vrai nom et donnant clairement l’objectif de la république sociale, laïque et écologique. Bien au-delà de la vieille gauche partidaire, il y a des millions de citoyens qui partagent ces objectifs modérés que ceux de LFI. Et il y a aussi toute une partie de la « gauche » intégrée aux « élites mondialisées » qui les déteste !

    3. Encore une fois, les objectifs de LFI sont relativement modestes, même s’ils semblent aujourd’hui très ambitieux. Rien dans le programme « l’avenir en commun » n’implique une transformation radicale des rapports de propriété. Il ne s’agit pas de changer le monde, mais de le préserver pour préserver la possibilité qu’un jour on puisse aller vers une organisation vraiment « communiste » de la société. Mais le programme de LFI est compatible avec les idéaux d’un chrétien libéral ou d’un rad-soc à l’ancienne ! Et c’est pourquoi ce programme peut être majoritaire. Il faut donc savoir être un bon réformiste conséquent, sincère et décidé et refuser la phraséologie révolutionnaire.
     

    4. La ligne de la nation. Il faudrait revenir plus en détail sur cette question. « La lutte de classes est nationale dans sa forme » disait . L’arène nationale est l’arène dans laquelle le prolétariat peut conquérir le pouvoir. Mais il faut considérer cette affaire dans toute sa dimension. Non seulement il faut préserver le cadre national comme précondition de toute émancipation révolutionnaire – et donc lutter contre la soumission de la nation à quelque empire que ce soit – mais encore œuvrer à rassembler la nation derrière ces revendications sociales et politiques. L’emportera la force politique capable d’incarner une véritable rénovation morale du pays, apte à créer pour cela un rassemblement national populaire qui entraînera les travailleurs dépendants comme les indépendants, les chômeurs comme les « auto-entrepreneurs uberisés », les petites gens des régions laissées à l’abandon, régions industrialisées, campagne, communes suburbaines, tous les bastions du FN ! Céder là-dessus pour faire plaisir à quelques poignées d’hurluberlus gauchistes parisiens, ce serait se condamner définitivement.
     

    5. Mais il faut être clair : la ligne de la nation, ce n’est pas l’union nationale ! C’est au contraire la ligne qui place au centre le conflit entre les mondialisateurs, les capitalistes et leurs valets, d’un côté, les travailleurs de l’autre. Bref c’est le conflit machiavélien entre le peuple et les grands qui est réinstauré dans toute sa pureté. C’est une ligne populiste au bon sens du terme. Et c’est seulement cette ligne qui permet de construire une nouvelle hégémonie. Elle s’accompagne d’ailleurs d’une bataille culturelle, pour défendre la langue française contre le « globish » des élites mondialisées.

    Denis COLLIN, le 19/07/2017

    source: http://la-sociale.viabloga.com

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